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L'agriculture de conservation
 

L'un des grands modèles qui nous intéresse dans ce récit est l'agriculture de conservation. Vous avez déjà été sensibilisé à ce mode de culture dans les précédentes étapes du récit. Vous savez notamment que ce modèle est bâti autour du retrait du travail du sol, pour favoriser "plus de vie". Les étapes précédentes de ce récit vous ont fait découvrir que le discours tenu par ses acteurs était solide et réfléchi d'un point de vue environnemental notamment grâce à la construction de symboles forts. Cette étape vous permettra d'en apprendre plus sur les pratiques réelles de l'agriculture de conservation et l'histoire des discours qu'elle mobilise, intéressante en termes de "construction du sol".

L’abandon du labour et l’attention portée à la vie dans le sol ont mené à la vision la plus construite et la plus avancée du sol.

Parmi les différents modèles agricoles alternatifs qui revendiquent une connaissance du sol, l'agriculture de conservation occupe une place à part.

 

C'est le modèle qui a l'approche la plus fonctionnelle du sol. Il s'intéresse au sol comme élément d'un écosystème plus large au même titre que l'agriculture biologique mais il se concentre davantage sur le sol comme élément de production agricole. Celui-ci doit être étudié dans son fonctionnement chimique, physique et biologique pour comprendre comment optimiser ensuite sa fertilité et les rendements. Il doit être observé.

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Un modèle largement porté par le travail d'entrepreneurs de mobilisation

Ce mode de culture s'est développé en France sous l'impulsion d'acteurs comme Claude Bourguignon, un chercheur à l'INRA reconverti dans la lutte pour la remise en question du travail du sol. Ce mouvement prend véritablement son essor dans les années 1990, rassemblant ces lanceurs d'alerte et un nombre toujours croissant d'agriculteurs.

 

Les sociologues Frédéric Goulet, Claude Compagnone et Stéphane de Tourdonnet, expliquent que l'Amérique du Sud est souvent désignée comme la terre de naissance des TSL. Elle est présentée par les acteurs comme un el dorado où la petite paysannerie a mené une révolution intelligente en remettant le sol au centre des techniques. C'est d'ailleurs en emmenant en voyage des agriculteurs au Brésil que Claude Bourguignon a en partie lancé le mouvement de mobilisation des TSL en France.

 

Claude Bourguignon est l'un des entrepreneurs de mobilisation le plus actifs et les plus fructueux en terme de prise en compte du sol. Pour de nombreux spécialistes, notamment Frédéric Goulet, le discours dominant sur le sol est très largement le résultat de la mobilisation de cet acteur et du mouvement qu'il a entraîné qui ont su se faire connaître dans le monde agricole comme dans des médias plus généralistes.

Il s'agit de comprendre concrètement quel est le rôle des différents acteurs du sol (vers de terre, bactéries...) et d'influer directement sur eux. Ainsi, les connaissances développées par les agriculteurs pratiquant l'agriculture de conservation sont beaucoup plus développées que celles d'autres agriculteurs. Le sol est un écosystème à lui tout seul qui recèle une multitude d'organismes qui chacun à leur échelle concourrent à sa fertilité. L'agriculteur doit s'en faire l'auxiliaire en travaillant le sol le moins possible d'où ce terme d'agriculture de conservation (des sols).

Le retrait du labour

Cette attitude les amène à l'adoption de pratiques diverses au premier titre desquelles la négation du travail du sol.

Pour les tenants de ce modèle, la fertilité du sol dépend en effet de sa biodiversité, or labourer en profondeur détruirait l'habitat des micro-organismes présents. Refuser le labour, ce "viol de la terre", c'est venir valoriser la vie bénéfique des sols.

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Cette volonté se traduit en différentes pratiques de techniques sans labour (TSL):

 

Les Techniques Culturales Simplifiées (TCS) éliminent totalement le labour mais pratiquent un travail superficiel du sol (couche arable).

 

Le semis-direct, lui, rejette tout travail du sol. Les partisans du semis direct sont les plus radicaux des tenants de l'agriculture de conservation.

 

Arrêter tout travail du sol est risqué, c'est pourquoi beaucoup d'agriculteurs s'y mettent petit à petit, parcelle après parcelle. Pour Sarah Singla, agricultrice en semis direct depuis 1980, la principale barrière pour les agriculteurs est psychologique: l'agriculture c'est la charrue, arrêter de labourer et descendre de son tracteur pour parcourir ses champs à pied ce n'est pas être agriculteur.

La force de ce symbole explique aussi pourquoi il structure l'argumentation de l'agriculture de conservation ["7 / Des identités et des discours"].


Dans les deux cas, en TCS et semis-direct, les agriculteurs sont confrontés à la pousse des mauvaises herbes (aussi appelées adventices).

Réduire le travail du sol impose de trouver une autre manière de lutter contre les adventices que de les retourner et les enfouir. On se voit contraints de recourir à des herbicides comme le glyphosate.

 

Ceci, bien entendu, suscite la critique des bio qui refusent tout recours à des intrants de synthèse et vient alimenter la lutte. La ligne de défense des agriculteurs qui l'utilisent est de dire que tout est une question de dosage. Si pesticide est un mot très connoté, on le traduit en français par "produit phytosanitaire", phytosanitaire signifiant santé des plantes. On contre aussi les attaques des bios en brandissant des travaux scientifiques qui consacrent l'inoffensivité du glyphosate et en les accusant de répandre du cuivre, qui serait plus polluant.

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La valorisation d'un sol couvert

Une autre technique développée et revendiquée par l'agriculture de conservation est le semis de plantes de couverture. Ces plantes de couverture permettent de lutter contre les mauvaises herbes à qui elles subtilisent la lumière et la matière organique nécessaires à leur développement, on y voit notamment un moyen de répondre à la contradiction amenée par l'utilisation du glyphosate.

 

Tous ces éléments qui dénotent d'une construction du sol comme objet au centre des pratiques s'inscrivent très bien dans un discours environnemental mais ils sont pourtant le résultat de stratégies et motivations plus complexes.

La motivation économique

Si l'agriculture de conservation nous vient principalement d'Amérique du Sud où elle a été expérimentée très tôt, pour répondre à des problèmes d'érosion éolienne et hydrique, en France, la motivation première de l'adoption de telles pratiques a été économique. Ce type d'agriculture permet en effet à la fois de faire des économies de temps, de travail, et d'énergie. Arrêter de labourer signifie du temps en moins passé sur un tracteur qui consomme du carburant et beaucoup d'argent.

Jacques Burel, dirigeant de l'entreprise Sulky qui vend des semoirs adaptés à l'agriculture de conservation confirme que les pionniers de ce type de pratiques, qu'il a pu cotoyer dans son activité depuis plus de 30 ans se sont tournés vers l'agriculture de conservation pour des raisons de temps de travail et d'économie. Il affirme d'ailleurs qu'à rendement égal, ses collaborateurs en agriculture de conservation "s'en sortent mieux" économiquement.

La mise au point d'un discours environnemental

Mais plus que travailler moins, gagner du temps sur le labour, c'est en prendre pour parcourir ses champs à pied, observer le sol de près... Et c'est ce que se mettent à faire de plus en plus volontiers les agriculteurs engagés dans l'agriculture de conservation.


Comme le montre bien le travail du sociologue Claude Compagnone, l'intérêt pour la dimension "respect de l'environnement" se développe petit à petit et finit par supplanter la motivation économique initiale dans les discours sur l'agriculture de conservation.

L'agriculture de conservation a désormais l'un des discours les plus aboutis en terme de légitimité environnementale.

 

L'approche qu'elle a du sol est l'une des plus complètes. C'est en tous cas le modèle qui de par ses discours et ses pratiques met le plus le sol au centre de ses préoccupations. Ce phénomène de glissement de discours est passionnant car il montre bien à quel point le sol est un enjeu construit dans la lutte environnementale. Les vers de terre, le retrait du labour n'étaient pas présents lorsque quelques agriculteurs se sont mis à laisser leurs charrues pour faire des économies. C'est le glissement vers des considérations environnementales qui a amené à la production d'un sol grouillant de vers de terre "architectes du sol", qui a fait de l'abandon du labour un acte d'engagement vers le retour à une agriculture paysanne.

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On est en fait dans une situation où une vision très aboutie du sol a été construite pour alimenter un nécessaire discours environnemental. Des pratiques bénéfiques d'un point de vue économique ont été intellectualisées et ont pu être incorporées à une rhétorique écologique.

 

Le parcours de l'agriculture de conservation est essentiel pour comprendre le sujet qui nous intéresse. Des premiers agriculteurs de conservation motivés par le portefeuille aux paysans engagés pour l'écologie, le traitement qu'on faisait des vers de terre et du sol n'a pas changé. Si les vers de terre sont apparus, c'est parce qu'ils sont devenus des symboles efficaces et lourds de sens dans une lutte environnementale contre d'autres modèles. Le fait n'est pas évident mais les vers de terre ont ici été "construits" et incorporés à une vision du sol très forte.

En un mot, l'agriculture de conservation est le modèle qui a le plus développé son approche du sol.

 

En renonçant au labour et en usant de plantes de couverture, elle a su valoriser le sol dans ses pratiques. Et elle a ensuite su faire de ces usages et de la vision qu'elle construisait du sol des symboles forts : l'abandon de la charrue, l'attention accordée aux vers de terre... Ces mises au point efficaces lui ont au final permis de passer de motivations économiques à un discours environnemental extrêmement solide, convaincant et fabricant d'identité.

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