11  /

L'agriculture conventionnelle, ou la création de l'ennemi
 

 

A ce point du récit, vous avez vu que l’argumentation des modèles alternatifs se fait surtout autour de retraits, de pratiques symboliques et bien particulières. Vous avez aussi compris que le but de ces argumentations était de se montrer de la manière la plus convaincante possible en opposition avec l’agriculture industrielle et l’agriculture conventionnelle, c’est à dire celle qui ne s’est pas “rebellée”.

 

Les discours sur cette agriculture conventionnelle sont très alimentés, ils sont omniprésents dans l’argumentation et la justification des agriculteurs engagés dans des modèles alternatifs. On en fait la descendante de la chimie, le produit des suites de la Seconde Guerre mondiale, période à laquelle l’industrie de la chimie et de l’armement se reconvertissent dans la production d’une agriculture mécanisée et consommatrice d’intrants de synthèse (un symbole fort contre lequel s’opposer, celui de la guerre, de l’armement). On fait aussi des agriculteurs conventionnels les héritiers de l’agriculture industrielle et du modèle de modernisation négatif qu’elle représente, où l’agriculteur ne fait que s’adapter aux trouvailles d’une science qui cherche des solutions universelles. Dans ce modèle critiqué, l’agriculteur n’a pas de savoir-faire, ne prend pas en compte sa terre, son terroir.

 

Du point de vue du sol, on accuse les “conventionnels” de tuer les sols en labourant trop profondément, de “vitrifier”, “stériliser” leurs sols à grands coups de pesticides et désherbants. On leur prête un culte de la propreté, qui serait une négation de la vie et de la nature que l’on peut trouver dans le sol.

 

En un mot, cette agriculture conventionnelle est sans cesse décriée par les acteurs qui appuient le bien-fondé de leurs pratiques contre elle. Tel agriculteur justifiera sa décision de ne plus labourer par la volonté de ne “pas avoir de terre imperméable et violée” comme le voisin en conventionnel...

 

La stigmatisation de l'agriculture conventionnelle, une stratégie argumentative

On peut toutefois se poser des questions sur l’existence ou non de cette agriculture conventionnelle.

 

Pour Frédéric Goulet, sociologue, cette agriculture n’existe pas. Il s’agit d’une “invention” des agricultures qui se disent alternatives pour se donner une identité propre en s’inscrivant contre des pratiques qu’elles accusent d’avoir nié le sol et ses besoins. En dénonçant un ennemi commun, elles justifient leur existence et se “donnent le beau rôle”, consolident leurs identités. D’un côté on aurait les “gentils” qui s’intéressent au sol et de l’autre les “méchants” qui veulent, en épandant des intrants notamment, à tout prix augmenter leurs rendements. Le trait forcé est celui de la caricature mais on le retrouve dans les discours. C’est un sol vivant qui va s’opposer à un sol à l’agonie.

>

Frédéric Goulet montre le caractère construit de ce groupe en affirmant qu’aujourd’hui en France, il est très difficile de trouver un agriculteur qui s’affirmerait “conventionnel”. Ce groupe n’existe pas en tant que tel mais il est très efficace comme “repoussoir”. Le contact avec le monde agricole et les agriculteurs montre aussi que l’attitude dénoncée par les modèles alternatifs n’existe pas, en effet, dans leurs discours on a l’impression que le triste bilan des conventionnels est le fruit d’une volonté ou d’une bêtise entêtée. Des pratiques ont pu être catastrophiques d’un point de vue environnemental, elles ont été le résultat d’un manque d’information ou de mauvaises orientations. Mais il est difficile d’imaginer que des agriculteurs allaient délibérément abîmer leur sol dans une logique destructrice comme ils semblent accusés de le faire...

 

Les propos de Claude Compagnone viennent modérer cette existence d'une agriculture conventionnelle en expliquant le caractère construit des accusations de "sol mort". Ils nous montrent aussi que des agriculteurs non engagés dans des modèles alternatifs, donc susceptibles a priori de faire partie du groupe souvent pointé de l'agriculture conventionnelle ont des pratiques du sol loin d'être aussi diaboliques que celles que l'on trouve dans la bouche d'agriculteurs plus engagés vis à vis de leurs collègues "en conventionnel".

 

Ceci nous permet encore d'affiner la reflexion sur le caractère construit du sol comme enjeu de lutte environnementale. Dans le cas ici décrit par Claude Compagnone, des agriculteurs ont une pratique du sol qui pourrait tout à fait s'intégrer à un argumentaire environnemental. Mais comme ils ne font pas partie d'un mouvement qui leur permettrait de tenir de tels discours, le sol "n'existe pas".

>

pas de scroll