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Le rejet de la science
 

 

Nous entrons ici dans une nouvelle étape du récit. Vous êtes maintenant des spécialistes du sol dans la lutte environnementale, vous avez compris comment la construction et l'intégration de différents sols façonnaient les identités et les pratiques nouvelles des agriculteurs.

 

Dans cette partie du récit nous allons aller plus loin et nous allons tenter de comprendre quelles sont les tensions qui naissent de la lutte environnementale et quelles sont les stratégies mises en place par les différents acteurs pour les surmonter.


Nous allons dans un premier temps évoquer une relation compliquée à laquelle vous avez déjà été sensibilisés dans le déroulement de ce récit : la relation entre scientifiques et agriculteurs alternatifs.

 

Le développement des modèles présentés précédemment s'est fait dans une relation conflictuelle entre la science et les agriculteurs.

La critique de la science est au coeur des identités des modèles agricoles alternatifs. La dénonciation de son manque de prise en compte des enjeux agricoles réels, l'absence d'assistance qu'elle apporte sont récurrents dans les discours de ces agriculteurs qui se veulent différents.

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La critique de la science

Les modèles qui nous ont intéressé jusqu'ici se sont développés en opposition avec l'agriculture qu'ils appelaient conventionnelle. Ils se sont aussi construits en opposition avec une certaine vision de la science et une accusation de la modernisation qu'elle a pu entrainer.

 

Le discours de Konrad Schreiber concentre un certain nombre de critiques qui sont régulièrement adressées à la recherche scientifique :

 

  • Celle-ci est accusée de ne pas être en prise avec les enjeux réels que connaissent les agriculteurs. On l'accuse d'être trop abstraite, loin de la vie réelle, elle va modéliser sans chercher à comprendre les problèmes concrets.
     
  • On critique sa tendance à la généralisation. On a pu voir qu'en agriculture, le succès de tel ou tel modèle n'est pas universel, il dépend d'un aléa local, de conditions particulières. Le propre de la recherche est de trouver des solutions les plus générales possibles. Cette tendance a été particulièrement vraie en agriculture où à travers l'amélioration variétale, des chercheurs ont essayé de mettre au point les espèces les plus universellement efficaces possible, en oubliant les exceptions locales, et tout particulièrement le sol !
     
  • Elle va de plus rentrer dans les excès dénoncés de l'agriculture conventionnelle. Elle va être pointée comme l'autorité qui a imposé la chimie et le machinisme régulièrement dénigrés et on va l'accuser d'avoir oublié ses propres prérogatives, d'avoir "oublié l'agronomie"...

 

En un mot, la science est souvent jugée (en particulier par les agriculteurs qui nous intéressent ici) comme -au mieux- incapable d'améliorer les pratiques car elle est murée dans sa théorie -au pire- dangereuse car elle est responsable des égarements de l'agriculture contre laquelle se construisent les modèles alternatifs.

La difficile cohabitation de deux mondes

Malheureusement, la difficile relation science/agriculture ne s'arrête pas à ce premier obstacle, à ce rejet par les agriculteurs.

 

Du côté des scientifiques, une éventuelle relation n'est pas évidente. Bien que conscients du mécontentement des agriculteurs, de nombreux chercheurs ne conçoivent pas leur rôle comme celui d'accompagner des paysans sur le terrain. Plus que dans une relation difficile, on est ici dans une absence de communication entre deux mondes qui n'ont pas forcément à communiquer.

 

Cette situation est à l'origine de véritables tensions. Les agriculteurs sont nombreux qui auraient besoin de la science, on prendra pour exemple cet agriculteur bourguignon en semis direct, qui aimerait passer en Agriculture Biologique, donc se passer d'intrants, mais qui ne réussit pas à trouver par lui même des solutions satisfaisantes pour ce faire. Il dit devoir "aller chercher les chercheurs" et ne pas voir ses attentes récompensées. C'est de telles attentes non comblées que naît le rejet décrit ci-dessus.

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On est en fait ici dans une situation qui dépasse la relation difficile. On est plus dans la cohabitation de deux mondes dont les priorités, les consciences de son propre rôle ne sont pas les mêmes. C'est une situation de besoin de productions de connaissances divergents.

 

Ces différents témoignages montrent bien que la recherche scientifique comme elle existe en France ne peut tout simplement pas répondre aux besoins des agriculteurs. Là n'est pas sa fonction profonde. Mais cette position n'est pas facile à comprendre pour des agriculteurs mis face à des défis dans leur volonté de faire évoluer leurs pratiques. Face à ces difficultés, ils attendent une aide de la recherche, qu'ils n'obtiennent pas et qui se transforme en le rejet décrit précédemment...

 

Ces constats pourraient vous amener à une vision très pessimiste et statique de la situation, divisée autour de "deux camps" aux attentes et attitudes différentes, produisant des savoirs très différents. Cette description doit être modérée car les frontières entre les deux "mondes" ne sont jamais hermétiques.

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Des changements récents

Les modèles agricoles alternatifs ont connu un certain succès et ont pu aboutir à l'apparition de systèmes agricoles très stables et productifs. La situation n'a forcément pas échappé aux scientifiques qui ont compris que quelque chose se passait dans le monde agricole hors des cadres habituels. Face au succès du développement de modèles peu ou pas épaulés par la science officielle, des changements ont eu lieu depuis quelques années.

 

La difficile question de l'identité

Ce revirement de la science, son alignement sur des changements amorcés par des agriculteurs bien auparavant pose des questions identitaires importantes. Jacques Burel, dirigeant de l'entreprise de semoirs Sulky depuis plus d'une trentaine d'années a toujours été en contact avec des paysans en agriculture de conservation. Il dit avoir cotoyé les "pionniers", à savoir ceux qui ont été les premiers à mettre en place ce type de systèmes agricoles. Il dit aussi avoir constaté un véritable "revirement" de la recherche et des instituts techniques qui ont commencé par ne pas s'intéresser puis, au vu des bons résultats obtenus, ont commencé à reconsidérer cette importance accordée au sol. Selon lui les "pionniers" sont contents de "voir leur travail reconnu" mais rigolent "doucement"

quand les véritables prises de risque qu'ils ont pu prendre deviennent quelque chose de normale et respectée de tous.

 

Cette attitude décrite par Jacques Burel n'est malheureusement pas la seule. En effet, Claude Compagnone nous explique que le changement d'attitude de la science et des autorités officielles peut s'accompagner de véritables problèmes identitaires.

 

De telles attitudes, plus amères, sont compréhensibles si l'on se rappelle à quel point  la relation peut être conflictuelle avec la science malgré des esquisses de changment et si l'on se rappelle à quel point les pratiques novatrices des agriculteurs ont été au centre du renouvellement de leurs identités. Elles sont aussi symptomatiques des stratégies développées par les agriculteurs pour surmonter leur mésentente avec la science et que vous découvrirez dans les prochaines étapes de ce récit.

 

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