18 /

La science comme autorité d'évaluation
 

 

A ce point du récit, vous avez compris que la relation entre les scientifiques, les autorités et les agriculteurs n'était pas de tout repos. Vous avez vu qu'une véritable défiance s'était installée vis à vis de la science chez les agriculteurs et que les contacts étaient rares et difficiles. Vous avez aussi constaté que face à cette relation difficile, les stratégies des agriculteurs avaient été nombreuses et que les savoir faire, les identités avaient évolué "hors-cadre", c'est à dire loin de la science à l'aide de l'innovation par les usagers ["16 / L'innovation par les usagers"] et de la diffusion de ces innovations par des réseaux actifs ["17 / La diffusion des savoirs par réseau"].

 

En voyant à quel point ces stratégies ont pu se montrer efficaces, on pourrait penser qu'un statu quo a été trouvé, que les agricultures alternatives peuvent se développer sans l'appui d'une science qui ne les comprend pas et que des pratiques et des identités solides ont été créées de cette manière.

 

Malheureusement la situation n'est pas aussi simple et vous allez découvrir ici que la difficile équation de la relation recherche scientifique/agriculture n'est pas encore résolue.

Si la relation entre science et agriculteurs ne semble pas fructueuse, elle est pourtant indispensable, ne serait-ce que dans l'évaluation environnementale des pratiques des agriculteurs.

Or la simple revendication des pratiques les meilleures ne peut aboutir à une reconnaissance satisfaisante ! Dans une lutte où chacun considère ses pratiques comme les meilleures, et s'oppose aux autres dans le sol qui devrait être valorisé, pris en compte, la nécessité d'un arbitre est essentielle.

 

Et c'est là que revient la science, puisque pour les agriculteurs cet arbitre ne peut être autre que la science. Qui d'autre qu'elle bénéficie de possibilités d'objectivisation suffisantes pour venir valider les différentes pratiques des agriculteurs ?

 

>

Malgré la défiance et le manque de confiance, un besoin de validation

Vous êtes déjà de fins observateurs de la lutte environnementale qui nous intéresse et vous avez compris quels étaient ses enjeux. A travers la construction et la revendication d'un sol nouveau c'est la meilleure légitimité environnementale qui est recherchée, les pratiques les plus bénéfiques pour l'environnement.

Malgré les incompréhensions, les conflits et les critiques, les agriculteurs ne peuvent pas vraiment se passer de la science, en tous cas dans cette optique de validation du bienfondé environnemental de leurs pratiques.

Ce besoin de la science comme arbitre vient hautement compliquer les relations et peut même rajouter de la tension. C'est en particulier ce que nous explique Frédéric Goulet dans un texte dédié à ce thème : "Des tensions épistémiques et professionnelles en agriculture. Dynamiques autour des techniques sans labour et de leur évaluation environnementale."

 

On y apprend que l'évaluation de la science est aussi nécessaire que problématique. La question sur laquelle se penche Frédéric Goulet dans ce texte est celle de la différence entre la quantité de carbone fixée dans le sol entre agriculture conventionnelle et agriculture de conservation. Il s'agit d'un enjeu majeur car la fixation d'une plus grande quantité de carbone dans le sol peut se transformer en argument écologique extrêmement efficace et vient tout à fait s'intégrer dans le discours environnemental de l'agriculture de conservation.

 

On découvre dans ce texte que les agriculteurs ont du mal à faire confiance aux méthodes mises en place par les chercheurs et qu'ils contestent leurs résultats. Il n'existe aucune concordance entre les résultats obtenus par les chercheurs et ceux revendiqués par les agriculteurs sur la base du travail d'acteurs engagés. On voit aussi que les tentatives de dispositifs hybrides pour de telles évaluations (les tentatives de coopération entre chercheurs et agriculteurs) sont compliquées, les chercheurs soupçonnant les agriculteurs d'impartialité et ne voulant pas vraiment les mêler aux dispositifs, de peur qu'ils ne viennent "brouiller" les résultats.


Cette difficile coopération mais ce besoin de science ont aussi abouti au succès de figures comme Claude Bourguignon et son laboratoire indépendant qui sont en dehors de la science officielle (Claude Bourguignon et sa femme ont délibérément quitté l'INRA) mais qui se revendiquent d'un savoir scientifique qui vient combler ce besoin d'objectivité qu'ont les agriculteurs pour valider leurs pratiques.

Des figures de scientifiques engagés et pragmatiques comme Claude Bourguignon répondent en fait bien aux attentes de beaucoup d'agriculteurs car il se revendique en rupture avec la science fréquemment accusée tout en disposant d'un discours scientifique apparemment solide et objectif qui vient conforter des agriculteurs pour qui l'autorité scientifique est essentielle dans la validation de pratiques différentes et souvent risquées.    

 

>

Le besoin d'évaluation par la science, vecteur de solutions innovantes

Les tensions décrites par Frédéric Goulet sont réelles et significatives de l'enjeu que représente pour les agriculteurs la validation de leurs pratiques par la science. Mais l'échec qu'il décrit en nous racontant l'histoire du dispositif hybride qu'il a suivi et qui n'a pas su aboutir à une coopération efficace ne doit pas nous amener à penser qu'il n'existe pas de solution.

 

Le besoin de validation par la science est si impérieux qu'il est en fait l'une des voies par lesquelles des relations innovantes entre scientifiques et agriculteurs sont mises en place.

Notre enquête nous a appris que de nombreux dispositifs étaient testés qui permettaient aux agriculteurs d'évaluer par eux mêmes mais au sein de dispositifs mis en place par des chercheurs les résultats de leurs pratiques. Ces dispositifs sont satisfaisants et en développement en ce qu'ils donnent un rôle important à l'agriculteur dans l'évaluation tout en le plaçant dans un cadre "scientifique" rassurant pour la pertinence de l'évaluation de ses pratiques.

>

On compte différentes initiatives de ce type qui pour le moment se concentrent sur des points de détail mais restent encourageantes. L'objet qui est souvent au centre de ces dispositifs est l'aspect biologique du sol, et notamment la star du sol : le ver de terre ["7 / Des discours et des identités"]. Cet animal, visible à l'oeil nu et assez symbolique représente un indicateur satisfaisant de l'état de vie d'un sol, des plateformes comme l'Observatoire Participatif des Vers de terre qui dépend de l'Université de Rennes (Unité mixte de recherche EcoBio) propose aux agriculteurs de participer à un dispositif qui permettra d'objectiver et d'évaluer la vie dans les sols selon les différents modèles agricoles et leur situation géographique. A terme, une analyse comparative entre leurs propres données et des références nationales établies pourront  valider ou orienter les pratiques des agriculteurs.

 

Des initiatives plus larges sont aussi prises, notamment au sein de projets CASDAR, des structures innovantes en partie financées par l'Etat. L'un de ces projets, intitulé "Indicateurs de l'état biologique des sols agricoles" propose de "mesurer l'impact des pratiques agronomiques sur la vie biologique des sols". Ce dispositif, qui implique de nombreuses universités et unités de recherche a pour but de développer des indicateurs sur la santé des sols et de "développer les cadres et les outils d'information et de formation sur ces indicateurs, à destination des agriculteurs, afin que ces derniers se les approprient techniquement au point de savoir les interpréter, et piloter leurs itinéraires techniques en fonction des résultats."

 

Ce projet CASDAR est coordonné par Lionel Ranjard de l'INRA de Dijon.

Le développement de tels dispositifs montre bien à quel point une évalutation environnementale solide est importante pour les agriculteurs et à quel point ils comptent sur les chercheurs à ce sujet là. Nous allons voir maintenant que la science joue à ce titre un rôle important et que ce rôle de validation des pratiques ne doit pas être pris à la légère tant il "produit du social".

>

pas de scroll