17 /

La diffusion des savoirs par réseau
 

 

Vous avez vu dans la précédente partie du récit que face à une relation très complexe avec la science, les agriculteurs avaient mis au point des stratégies pour développer des techniques hors du cadre traditionnel d'une science qui innoverait et de paysans qui adopteraient ces innovations. Vous avez appris que des techniques avaient été développées "par le bas" par les agriculteurs.

Des savoirs et des techniques produits "hors-cadre" ont nécessairement besoin de mobilisations et d’associations entre agriculteurs pour pouvoir être diffusés.

Nous allons découvrir ici que si les innovations et les savoir-faire étaient nés "hors-cadre", leur diffusion aussi a demandé la mise en place de stratégies innovantes également.

 

En effet, dans le modèle de modernisation décrié par les agriculteurs où la science se trouverait "en haut", les innovations se diffusent de haut en bas, c'est à dire en passant par les instituts techniques, les chambres d'agriculture...

 

>

Toutes ces organisations concourent à appliquer les trouvailles de la science aux systèmes agricole dans une logique descendante.

Les réseaux d'agriculteurs

Vous êtes désormais parfaitement placés pour savoir que ce modèle ne recouvre pas la réalité qui nous occupe ici. Les organismes officiels de développement n'étaient absolument pas bien placés pour assurer la vulgarisation et la mise en place de techniques qui ne venaient pas d'en haut. Les innovations "par le bas" décrites précédemment ont donc nécessité la mise en place par les agriculteurs de réseaux et d'organisations dynamiques pour assurer la diffusion de savoirs et de techniques nés de manière locale et dispersée.


Nos hypothèses issues de notre démarche de la veille médiatiques vont dans le même sens.

Les résultats suggèrent que des sujets lié au sol sont plus représentés dans les médias avec l'impact local.

 

>

Par ailleurs il semble que les articles véhiculant des positions sur l'agriculture de conservation ou l'agro-écologie privilégient nettement les canaux médiatiques de la presse quotidienne locale. Dans notre échantillon, à eux seuls, il représentent 80% de sujets traités dans ces articles.

 

>

L'agriculture de conservation et l'agro-écologique sont présent dans une moindre mesure dans la presse quotidienne nationale, qui se contente, elle, de relayer les articles plus générales sur l'environnement.

 

>

Ces résultats montrent l'importance de l'enracinement local de la mobilisation et  de diffusion de connaissances dans l'agriculture.

Ces témoignages sont éloquents. Ils évoquent bien le dynamisme et la densité des réseaux qui ont été créés pour assurer la diffusion des savoirs, pour donner plus d'ampleur aux mobilisations locales.

 

Dresser la liste de tous les réseaux, de toutes les associations ne serait pas possible tant ceux-ci sont nombreux. On pourra se concentrer sur quelques initiatives particulièrement représentatives comme l'association BASE, créée en 2001 dans l'Ouest de la France pour tenter de diffuser les techniques d'agriculture de conservation. Elle connut vite un grand succès et continue aujourd'hui ses activités, rassemblant plus de 600 paysans français.

 

Cette association est liée à la naissance de la revue TCS (Techniques Culturales Simplifiées), un magazine indépendant à vocation scientifique, publié cinq fois par an et qui propose à ses lecteurs des témoignages d'agriculteurs, donne la parole à des scientifiques, présente les dernières techniques et avancées en terme d'agriculture de conservation... Selon elle-même cette revue s'impose comme "le lien privilégié en TCSistes et SDistes.

 

Des associations comme BASE et la revue TCS ont souvent été au centre des tensions entre "monde officiel" et monde agricole. Frédéric Goulet nous explique par exemple que lors de la mise en place de solutions innovantes pour associer paysans et chercheurs dans l'évaluation de l'impact environnemental du semis direct ["18 / La science comme autorité d'évaluation"], les agriculteurs membres de BASE ont été écartés des dispositifs par les chercheurs car on mettait en doute leur objectivité. De plus, la revue TCS publie régulièrement des travaux dont les conclusions (positives pour le semis direct) ne sont pas reconnues par la recherche officielle et sont sévèrement critiquées par cette dernière.

Si ces associations concentrent de telles tensions, c'est parce qu'elles ne servent pas seulement à la diffusion des innovations et à la vulgarisation des savoirs. Elles sont les organisations qui structurent les identités nouvelles, qui permettent aux agriculteurs d'affirmer leurs pratiques jugées déviantes par d'autres au sein de réseaux de pairs rassurants. Ce processus a été au centre du développement de l'Agriculture Biologique quand celle-ci était encore une pratique incomprise et peu connue.

>

Le rôle des entreprises

Le sociologue Frédéric Goulet nous invite à apporter une lumière nouvelle sur ces réseaux d'agriculteurs en réflechissant sur le rôle d'un acteur que l'on a tendance à oublier : les entreprises.

 

Celles-ci nous l'avons vu, sont indispensables au développement des modèles agricoles, elles mettent au point (en étant directement à l'écoute des agriculteurs) les techniques qui rendront possibles les modèles alternatifs. Si nous avons vu que leur rôle pouvait être mis en invisibilité car leur importance ne s'accorde pas entièrement aux discours des acteurs, il n'en est pas moins essentiel dans la diffusion des techniques nécessaires aux agriculteurs.

 

Jacques Burel, dirigeant de Sulky, une entreprise de semoirs adaptés à l'agriculture de conservation explique ainsi que la diffusion des machines qu'il met au point se fait sur le terrain, par des démonstrations, par le travail avec des réseaux d'agriculteurs et l'implication de représentants... L'entreprise, par la promotion sur le terrain de ses produits innovants devient elle aussi un vecteur de diffusion des pratiques nouvelles.

 

La chose est vraie pour les entreprises d'intrants de sythèse. Bien qu'ils ne s'en vantent pas, les agriculteurs en agriculture de conservation ne peuvent se passer d'herbicides. Si le rôle des entreprises agrochimiques est sans doute moins essentiel dans le développement de l'agriculture de conservation en France qu'en Amérique du Sud, il n'en est pas moins important car la mise en place de techniques de semis direct s'accompagne nécessairement de l'utilisation des produits qu'elles proposent. Là aussi les entreprises deviennent de fait des acteurs engagés dans la diffusion des techniques.

 

On s'intéressera pour ce cas en particulier à l'IAD (Institut pour l'Agriculture Durable), un institut qui s'engage dans le développement de l'Agriculture de Conservation grâce à l'engagement de nombreux agriculteurs indépendants et à la participation de la majorité des firmes agrochimiques importantes.

 

 

Le rôle de ces entreprises est important à souligner car souvent mis en invisibilité. Ces firmes n'en sont pas moins des acteurs à prendre en compte car elles sont très souvent liées aux réseaux d'agriculteurs (les comités de direction d'associations comme BASE comptent souvent des représentants des entreprises) et participent à travers la promotion de leurs produits à la diffusion des techniques et des savoirs mis en place à l'écoute des paysans.

>

Réseaux de mobilisation et engagement des entreprises ont permis à des techniques développées hors du cadre de la science de se diffuser, de convaincre de plus en plus d'agriculteurs. Le succès de ces mobilisations et de ces stratégies pourrait laisser penser que les agriculteurs, soutenus par les entreprises pouvaient en fin de compte se passer de la science. Nous allons malheureusement voir qu'une coupure nette entre science et agriculture est impossible...

 
pas de scroll