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Des identités et des discours

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Vous avez vu à l’étape précédente que la lutte pour la légitimité environnementale était importante à plus d’un titre, notamment dans la construction des identités des agriculteurs. Nous allons maintenant voir quels sont les processus, les éléments de discours qui naissent autour de ces débats si importants et comment le sol peut se retrouver au centre de stratégies d’argumentation identitaire très abouties.

Dans le cadre de la lutte précédemment décrite, de véritables stratégies se mettent en oeuvre pour consolider les légitimités, les identités. Le sol se trouve bien souvent au coeur de ces procédés.

Tout l’enjeu de cette intellectualisation est de bâtir des discours qui tiennent dans le but de la construction d’identités nouvelles solides en particulier au regard de la légitimité environnementale. Mais la réalité des pratiques agricoles est souvent plus complexe que les discours le voudraient et la perfection environnementale difficile à atteindre. Face à ces difficultés se développent des stratégies qui permettent de maintenir la cohérence des discours environnementaux.

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L’intellectualisation du rôle d’agriculteur

Alors que la recherche d’une bonne légitimité environnementale devient un enjeu important dans cette recherche d’identités nouvelles, les agriculteurs ont tendance à prendre très au sérieux leur activité. L’engagement qu’ils prennent en adoptant des pratiques nouvelles est fort en ce qu’il se différencie beaucoup de ce qui est fait par les autres agriculteurs. Cette prise de position peut être à la source de rejets de la part de ceux qui restent plus “traditionnels”, d’une incompréhension et même de tensions (telle pratique sera jugée déviante par les pairs, fera l’objet de moqueries...). Elle est en tous cas toujours à la base d’une réflexion accrue pour l’agriculteur qui va remettre en question ses pratiques, les problématiser, les positionner par rapport à celles des autres... On peut parler d’une véritable intellectualisation de son activité.   

Prenons l’exemple de l’agriculture de conservation, dont le but est de réduire le travail du sol au maximum pour valoriser une vision vivante du sol. Le travail du sol est le retrait qui structure leur débat. Mais un abandon du travail du sol ne peut aujourd’hui que très difficilement se faire sans l’utilisation d’herbicides, qui remplacent le labour pour tuer les mauvaises herbes. Si l’abandon du travail du sol s’inscrit très bien dans un discours environnementaliste car il a pour but de “remettre plus de vie dans le sol”, ce n’est pas le cas des produits chimiques. Comme en témoigne Sarah Singla, agricultrice en agriculture de conservation, l’utilisation d’herbicides comme le Round-Up s’inscrit beaucoup plus difficilement dans un tel discours :

 

“Ce produit que l'on met, c'est le glyphosate, c'est le round-up, c'est Monsanto. Donc là... ça fait peur. C'est pour ça que ça fait peur aux gens. [...] Mais je veux dire, c’est vraiment la dose qui est le poison. [...] Après, j'ai pas dit que j'étais fière d'utiliser du Monsanto, mais justement si je pouvais je m'en passerais. Mais, après, voilà les gens ont des idées reçues.... [ils disent] 'voilà nous on veut pas du tout de round-up'."


Les agriculteurs engagés dans l’agriculture de conservation se doivent donc de monter des discours, des argumentations qui leur permettent de conserver une légitimité environnementale solide. Dans cette vidéo, Claude Compagnone nous explique l’attitude qu’ils adoptent et Konrad Schreiber nous donne un exemple d’une argumentation qui justifie l’usage des pesticides.

Des mises en invisibilité

Il est donc intéressant de constater que l'utilisation de tels objets est souvent passée sous silence. Si les agriculteurs ne cachent pas leurs pratiques, et sont parfaitement capables d'argumenter à leur propos (voir vidéo précédente),  ils ne les mettent pas en avant et préfèreront toujours insister sur leur valorisation de la vie dans le sol que sur l'utilisation des pesticides !

 

Ce phénomène existe par exemple pour le rôle des firmes dans le développement de cette agriculture de conservation. Comme elle avait besoin de produits désherbants de synthèse, mais pouvait se réclamer d'un certain discours environnemental, son développement a très vite été favorisé et encouragé par les firmes agrochimiques.

 

Un discours a pourtant été bâti en France sur le développement "artisanal", "paysan" de ce modèle en Amérique du Sud dans les années 1980. Cette argumentation permettait d'inscrire l'agriculture de conservation dans un retour à une "agriculture paysanne", socialement raisonnable... Stéphane de Tourdonnet nous explique que le rôle de firmes habituellement décriées et peu en phase avec un discours environnemental solide a lui aussi été "mis en invisibilité".

Une stratégie encore plus poussée consiste en la mise en invisibilité1 des éléments, des objets qui pourraient venir compliquer, brouiller tel ou tel discours environnemental. Les retraits qui cristallisent la légitimité des différents modèles ne se suffisent pas à eux mêmes et s’accompagnent souvent de la nécessité d’utiliser d’autres objets qui s’accordent moins avec un discours respectueux de l’environnement : les pesticides rentrent évidemment dans ce cadre.

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Le sol comme constructeur d'identité

Une autre stratégie mérite d'être soulignée car elle est peut-être moins évidente, moins voulue mais tout aussi efficace et s'inscrit tout à fait dans les stratégies de "retrait" évoquées plus haut dans le récit ["6 / La lutte environnementale"]. Il s'agit de la focalisation des discours (et au fond des identités) sur des éléments très particuliers et très revendiqués et qui vont contribuer à la création d'un sol au centre des préoccupations et des stratégies argumentatives. Les discours sont efficaces et particulièrement créateurs d'identité s'ils se concentrent sur des éléments qui font sens facilement et attirent l'attention.

Il se trouve que de tels éléments sont présents et très mis en avant dans la lutte environnementale qui nous intéresse. Il se trouve aussi que le sol (ou certains de ses aspects, de ses caractéristiques) est particulièrement érigé en de tels symboles à travers différents objets qui viennent prendre place dans le discours des acteurs qui les revendiquent dans le cadre de leurs pratiques agricoles.

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Le premier de ces éléments - et probablement le plus représentatif - concerne l'objet "labour", l'objet "travail du sol". La charrue, le sillon sont des symboles forts de notre agriculture et l'agriculture de conservation propose justement de s'en défaire en attaquant cette pratique, en la rendant responsable de nombreux maux de l'agriculture contre laquelle elle se construit. On est ici dans une stratégie de "retrait" classique, tout un modèle agricole va se construire autour du refus d'une pratique particulièrement chargée de sens. Le refus de cette pratique se retrouve bien évidemment au centre de l'argumentation des tenants de l'agriculture de conservation car il cristallise tout ce qui fait l'identité de ces agriculteurs : mise du sol au centre des préoccupations, non-conformité...

 

Emmanuel Bourguignon, qui travaille avec ses parents Claude et Lydia Bourguignon, des entrepreneurs de mobilisation qui ont longtemps oeuvré pour l'abandon du labour ["4 / L'arrivée du sol dans la société"] nous parle de l'objet au centre de l'identité de ce modèle d'agriculture.

Les vers de terre comme symbole

Un autre objet, plus surprenant qui fait du sol un élément identitaire solide, c'est la faune vivante dans le sol et plus particulièrement des vers de terre !

 

Longtemps ignorés voire considérés comme nocifs, nos amis les lombrics ont vu leur rôle réhabilité pour la première fois par Charles Darwin lorsqu'il réalisa que ces animaux au physique ingrat jouaient un rôle essentiel dans le renouvellement de la couche superficielle des sols.

 

Cette première reconsidération n'était que la première d'une longue série puisque du statut de parias, les vers de terre sont revenus sous les feux de la rampe. Nous avons vu que le fait de "remettre plus de nature dans le sol" était une priorité pour de nombreux acteurs et que cette mise en avant d'un sol respecté et revitalisé s'intégrait à la lutte pour la légitimité environnementale. Les vers de terre, ces êtres peu ragoutants, longtemps considérés comme mauvais et inutiles s'inscrivent à plus d'un titre dans la logique de rupture valorisée par les discours de ces modèles agricoles.

 

Dans ce diaporama, vous pouvez nous voir au côté de Céline Pelosi, scientifiques à  l’INRA en train de compter le nombre de vers de terre au sein de parcelles cultivées différemment. Un beau retour en société pour des créatures longuement considérées comme nocives.

Le ver de terre est revalorisé dans son rôle, on en fait un "architecte", un "ingénieur" du sol.

 

La connaissance que l'on a des variétés de lombrics, des différents rôles qu'ils peuvent jouer dans sa structure, son aération  sont un moyen de montrer que l'on connaît son sol, que l'on y fait attention. Des centaines de variétés de micro-organismes, des acariens aux scarabes sont aussi actifs que les vers de terre dans le sol mais ils sont invisibles. De par leur taille et parce que tout le monde les connaît, les vers de terre sont devenus le symbole d'un sol voulu comme vivant et on les retrouve actuellement dans le discours de tous les agriculteurs qui mettent en avant la valorisation qu'ils font de leur sol.

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Il est enfin extrêmement important de constater que la présence en masse des vers de terre devient dans la bouche de certains acteurs le témoin d'un bon sol en général alors qu'ils ne représentent qu'une petite partie de la vie biologique du sol et ne sont pas représentatifs d'autres facteurs importants du sol.

 

C'est dans ce type d'argumentations que l'on voit à quel point le symbole est fort et à quel point il intervient pour faire du sol (et de ses habitants) un argument de légitimité écologique.

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La longue présentation de ces procédés vous en aura appris plus sur la manière dont les identités, les oppositions peuvent se faire et se défendre dans la lutte qui nous occupe. Maintenant que nous avons en main les modalités de ce combat environnemental, nous allons nous pencher plus précisément sur chaque modèle et essayer de comprendre quel sol il construit, puis, incorpore à son identité.

Prélèvement de vers de terre à l'INRA Grignon

1. Le concept de mise en invisibilité a été développé dans cet article par Frédéric Goulet et Dominique Vinck : "L'innovation par retrait. Contribution à une sociologie du détachement", Revue française de sociologie, 2012/2 Vol. 53, p. 195-224.