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Vers une nouvelle hiérarchie des savoirs

 

Vous arrivez à un point du récit où vous avez saisi l'ambiguité et la complexité de la relation entre science et agriculture. D'un côté la science est pointée du doigt par les agriculteurs, dénoncée, de l'autre elle ne peut être abandonnée car on a besoin d'elle pour valider des pratiques structurantes des identités.

 

On est en fait dans une situation où cette relation doit être refondée. Le modèle d'une science coupée de la réalité, qui trouverait des solutions en situation de confinement (donc a priori généralisables) et où les agriculteurs s'adapteraient aux solutions ainsi trouvées ne fonctionne pas en agriculture. Les crises dont nous avons parlé au début de ce récit ["1 / La crise agricole"], le fait qu'il existe en agriculture un véritable aléal local ["13 / La réalité au delà des discours"] qui empêche la généralisation de solutions fait qu'une vision de la science comme autorité externe et coupée des agriculteurs n'est pas satisfaisante.

La science est malgré les conflits au centre de la lutte environnementale, elle joue un rôle de "producteur de social", d'où le besoin de réinventer la relation entre science et agriculture.

Les modèles alternatifs qui nous ont occupé tout au long de ce récit sont les meilleurs témoins du problème qui est né d'une science trop coupée de la réalité et d'une hiérarchie des savoirs peu satisfaisante pour les agriculteurs.

 

Mis face à des difficultés nouvelles (fin de l'accroissement des rendements), des remises en question profondes ["1 / La crise agricole"], les agriculteurs ont dû développer hors de la science les pratiques nouvelles qui leur permettaient de pallier à ces problèmes. Ce développement "désintermédié" est symptomatique de l'échec de la science et appelle à une transformation profonde de la relation entre scientifiques et agriculteurs.

 

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La refondation de la position des chercheurs, plus en phase avec les enjeux réels de l'agriculture

Un objet récurrent des plaintes des agriculteurs à l'égard de la science concerne l'absence de prise en compte des aspects concrets de l'agriculture par les chercheurs. Une résolution de la relation science/agriculture passera nécessairement par une réflexion profonde sur les possibilités pour certains chercheurs d'être plus proche des sujets de préoccupation des agriculteurs.

Nous voyons bien que l'enjeu ici, d'une communication accrue entre agriculteurs et scientifiques serait de répondre à un problème majeur : l'aléa local, le fait que telle pratique, tel processus puisse être efficace à un endroit et pas à un autre. La tendance de la science à la généralisation, à la mise au point de variétés de semences les plus générales possibles qui puissent être efficaces partout est souvent pointée du doigt comme une grave erreur. Ils ont besoin d'une science à leur écoute, qui prenne en compte les savoirs locaux, la connaissance qu'ils ont de leur terrain.

La réflexion de Michel Callon dans son article "Des différentes formes de démocratie technique" peut nous apporter un éclairage intéressant.

 

La situation que vous avez découverte tout au long de ce récit est symptomatique de l'échec du modèle dit "de l'instruction publique", où la science serait reine et où sa seule préoccupation serait d'expliquer et de bien appliquer les connaissances qu'elle produit. L'aléa local et les différences qui existent entre le champ de l'agriculteur et l'expérimentation du scientifique amènent à la nécessité d'un deuxième modèle, celui dit du "débat public". Dans ce modèle, les limites de la production scientifique sont prises en compte et les "savoirs indigènes", c'est à dire la connaissance qu'a l'agriculteur de son sol sont mieux pris en compte.

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C'est à l'avènement d'un tel modèle qu'aboutissent les revendications exposées dans la vidéo ci-dessus et les demandes pour une communication plus aboutie entre chercheurs et agriculteurs.

 

La nécessité d'une meilleure hiérarchie des savoirs et la revalorisation du rôle de l'agriculteur

Plus encore qu'une prise en compte des savoirs locaux dans les productions scientifiques, ce que revendiquent les agriculteurs, c'est la reconsidération par la science des savoirs et des innovations qu'ils produisent. Nous avons vu que face à une relation compliquée, que les agriculteurs avaient su développer par eux même des innovations et des moyens de les diffuser... Ils revendiquent désormais une revalorisation de leurs productions par la science officielle. Certains d'entre eux sont parvenus de manière coupée de la science à établir des systèmes, des pratiques solides, ils attendraient que leurs efforts soient reconnus et prise en compte.


Ces revendications entrent une fois de plus dans le cadre théorique mis en place par Michel Callon.

Ce qui est en fait revendiqué par les agriculteurs, c'est le passage à un modèle de "coproduction des savoirs", où la hiérarchie des savoirs qu'ils dénoncent est mise à mal et où les innovations sont mises en place de manière adaptée par un travail de concert entre scientifiques et agriculteurs.

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Mais un tel passage n'est pas chose facile.

Le passage à un modèle de coproduction des savoirs, donc de validation, de prise en compte des systèmes stables qui peuvent être trouvés par les agriculteurs permettrait aussi une revalorisation du rôle des agriculteurs. Leurs métiers nous l'avons vu sont techniques, sont le cadre d'innovations ambitieuses au coeur de milieux complexes. Mais les agriculteurs sont nombreux à dénoncer le fait qu'on ne valorise pas (financièrement et d'un point de vue plus moral) leur métier.

 

Il y a fort à parier qu'une coproduction effective des savoirs comme décrite par Callon permettrait de résoudre en partie ce problème identitaire. Michel Callon a beaucoup travaillé sur les associations de malades et leur rôle dans la recherche sur les maladies génétiques (Callon sur l'AFM...). Il montre que l'intégration des malades dans les processus de production des savoirs les avait fait exister comme groupes sociaux et leur avait permis de se bâtir une véritable identité. On peut penser que de tels phénomènes et une hiérarchie des savoirs revalorisée entre scientifiques et agriculteurs permettrait de résoudre le problème de valorisation du rôle des agriculteurs.

 

Certains revendiquent l'émergence de la figure du paysan agronome ou celle d'un agriculteur technicien, intégré à la production des savoirs, conscient de la réalité de son champ et qui viendrait faire la synthèse entre les savoirs locaux, l'importance du local, du visuel ["16 / L'innovation par les usagers"] et un besoin de savoir technique et scientifique souvent revendiqué.

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Vous avez vu tout au long de ce récit que le sol était au centre des préoccupations car il devenait objet de légitimité environnementale. Vous avez découvert à l'étape précédente que cette légitimité environnementale avait besoin d'une validation par la science. Nous allons ici revenir sur cette validation nécessaire car elle consacre en fait la science comme "productrice de social" et fait peser un fardeau sur ses épaules.

 

Vous avez bien saisi que dans le cadre d'une relation ambigüe, on demandait en fait à la science d'être arbitre, de déterminer grâce à l'objectivité qu'on lui prête quelles pratiques sont positives, lesquelles ne le sont pas. Ce rôle est déterminant à plus d'un titre :

  • Il permet de conforter ou non les identités construites par les agriculteurs. Nous avons vu que le débat entre différents courants s'articulait autour de la mise en évidence d'objets en particulier ["7 / Des identités et des discours"]. On comprend que la reconnaissance ou non par les autorités scientifiques du bienfondé environnemental de ces pratiques est essentielle dans la construction des identités.
     
  • D'un point de vue encore plus concret, la reconnaissance par la science du bienfondé des activités des agriculteurs peut aboutir à une multitude de décisions légales et institutionnelles qui façonnent le paysage agricole français. On pense en particulier à ll'allocation de subventions à des pratiques "eco-friendly" qui ne peuvent se faire que si les pratiques sont validées par la science.

Un exemple en particulier nous permet comprendre à quel point la science est créatrice de social et à quel point son rôle d'évaluation peut prendre de l'importance.

 

 

Le sol reconnu comme service écologique ou une revalorisation du rôle de l'agriculteur

Nous avons longuement parlé ici de la nécessité de revaloriser le rôle de l'agriculteur et notamment sa place dans la société. Il est un moyen qui est de plus en plus revendiqué pour ce faire, il s'agit de la reconnaissance de services écologiques par les agriculteurs qui seraient valorisés au delà du rachat de leur production par des subventions, des aides...


Le sol est bien souvent au centre de ces nouvelles solutions. Nous avons déjà eu vent de ces solutions avec la problématique introduite par Frédéric Goulet ["18 / La science comme autorité d'évaluation"] de la fixation du carbone dans le sol. Cet exemple est très représentatif, si un agriculteur a des pratiques qui amènent à augmenter la capacité de son sol à fixer du carbone, ceci est bénéfique pour l'environnement car tend à réduire la quantité de gaz à effet de serre dans l'atmosphère donc ce service écologique devrait être rémunéré. Il aurait de plus l'avantage de constituer une défense argumentative efficace pour les agriculteurs régulièrement accusés de polluer en s'intégrant bien à un discours environnementaliste.

Le problème qui est posé par cette excellent idée de la valorisation des services écologiques, c'est qu'il nécessite une intervention de la science pour venir valider le bienfondé de telle ou telle pratique. On ne va pas prendre la décision de valoriser telle ou telle pratique de manière financière et officielle si un organe scientifique auquel on prête une objectivité certaine ne vient pas valider le bienfondé de cette pratique.

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Une fois de plus on est mis devant le casse-tête qui est en fait celui de ce sujet. La science intervient comme arbitre et par son arbitrage façonne l'agriculture et la société. Mais cet arbitrage repose sur des connaissances et des validations qui sont constamment remises en question pour de nombreuses raisons (non-prise en compte des savoirs locaux...). Il y a donc nécessité de refonder la hiérarchie des savoirs et de réinventer une relation entre science et agriculture qui vienne relever ces défis.

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