Dans la lutte pour la meilleure légitimité environnementale, le sol est intégré, récupéré de différentes manières. La scientométrie nous apporte un regard intéressant sur les différences de “construction du sol”.

 

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Le sol, élément différenciant

 
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A ce point du récit, vous avez compris que le sol est un enjeu majeur dans la lutte pour la légitimité environnementale entre les modèles agricoles alternatifs. La prise en compte de ses dynamiques, le traitement qu’on en fait dans ses pratiques, ce qu’on décide d’apprendre à connaître sur lui et de valoriser aboutissent en fait à l’apparition de différents sols dans ces différents modèles. Ces différentes visions ou constructions du sol sont ensuite intégrées aux débats qui viennent de vous être présentés.

 

 

Il y a une approche particulière qui nous permet d’en apprendre plus et de manière plus formelle sur les différents sols qui sont revendiqués par les différents modèles alternatifs. Il s’agit de l’approche par la scientométrie. Si vous avez déjà bien lu la partie 5 ["5 / Un sol nouveau dans la science"], vous connaissez cette discipline et savez lire des cartes de scientométrie, passez directement à la lecture. Sinon, lisez ces quelques instructions :

 

 

La scientométrie est l’étude des publications scientifiques sur un sujet donné. En s’intéressant aux évolutions du nombre de textes publiés, aux termes récurrents dans les résumés d’articles, aux auteurs impliqués, on peut en apprendre beaucoup sur un sujet, et sur le traitement qui en est fait par la science.

 

Chacune des cartes représente les 100 termes les plus représentés dans les articles sur tel ou tel modèle d’agriculture. Les mots que l’on voit sont les plus présents dans tous ces articles, ils représentent donc les sujets qui occupent en priorité les scientifiques dans leurs publications.

 

Dans un premier temps, il  faut bien sûr s’attarder sur les termes représentés, afin d’avoir une compréhension générale des sujets qui sont structurants des recherches sur ce thème.

 

Mais il faut surtout être attentif à la manière dont sont disposés ces termes. Des termes proches les uns des autres et reliés les uns aux autres par des liens fréquents et épais ont tendance à être utilisés dans les mêmes articles et à être régulièrement évoqués ensemble. Les ronds qui regroupent des groupes de termes très proches les uns des autres s’appellent des nœuds de cluster, ils représentent de manière plus frappante encore à quel point des termes sont liés les uns aux autres, souvent cités ensemble...


Quand un groupe de termes se regroupe au sein d’un nœud de cluster, cela veut dire qu’ils forment une unité thématique, ils forment ensemble un sujet de recherche récurrent donc significatif. Bien comprendre ces nœuds de cluster, c’est voir quels sont les sujets qui émergent des recherches sur un thème et finalement isoler ce qui intéresse précisément les chercheurs.

On sait déjà que le sol est au centre des préoccupations des scientifiques qui s’intéressent aux modèles agricoles alternatifs. Il s’agira en fait ici de comprendre comment la recherche scientifique sur chacun de ces grands modes de culture prend en compte le sol. Nous essaierons de voir à travers la manière dont le sol y est présent les tendances qui caractérisent concrètement l’attitude de chacun de ces modèles face au sol.

 

Ayez bien en tête ces éléments lorsque vous découvrirez les cartes pour chaque modèle et vous en tirerez des informations précieuses pour comprendre de quelle manière le sol est présent dans les recherches sur chacune de ces agricultures alternatives !

 

Carte 1 : L'agroforestrie

 

Cette carte présente ce qui intéresse les chercheurs qui se concentrent sur l’agroforesterie. Elle représente les 100 termes les plus présents dans les 5051 articles qui répondent à la requête "agroforestry" sur Scopus, une base de données scientifique de référence.

Cette carte frappe de par la récurrence des termes directement liés au sol et à son utilisation en agriculture (soil layers, soil conservation, soil fertility…). Le champ lexical du sol en tant que support d’agriculture est très représenté, ce qui nous permet dans un premier temps de comprendre que le sol est au centre des préoccupations lorsqu’on s’intéresse à l’agroforesterie.

 

Plus précisément, cette carte comprend trois nœuds de cluster qui nous relient à la prise en compte du sol. Quand on sait l’importance de ces nœuds de cluster qui permettent d’isoler de manière plus formelle des sujets, on se rend compte que le sol est un problème essentiel dans la recherche sur ce mode de culture :

Un nœud (le jaune) s’intéresse principalement à l’état de dégradation du sol, à l’érosion. On peut donc en déduire qu’en agroforesterie, le fait de stabiliser le sol pour lutter contre l’érosion, la "land degradation" est quelque chose d’important, quelque chose qui attire l’attention et le travail des chercheurs.

Un autre nœud (le bleu) s’intéresse à la structure physique du sol, la manière dont l’eau interagit avec le sol… On comprend donc que l’un des buts des recherches sur l’agroforesterie est de s’intéresser à l’influence de cette pratique sur la structure des sols en accordant une importance certaine à l’eau et sa circulation dans le sol.

Un dernier nœud s’intéresse aux particularités physiques et biologiques du sol, à la quantité de matière organique qui y est présente… On en déduit que la "qualité" du sol est un sujet de préoccupation pour qui s’intéresse à l’agroforesterie.

D’une manière générale, avec trois nœuds de cluster dédiés, cette carte montre que le sol est au centre des préoccupations (et ce de manière très concrète et organisée) pour les chercheurs qui s’intéressent à l’agroforesterie.

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Carte 2 : Agriculture durable

 

Cette carte présente ce qui intéresse les chercheurs qui se concentrent sur les modèles d’agriculture alternatifs mais moins formellement structurés par des pratiques que l’agriculture biologique ou l’agroforesterie et que nous avons regroupé en un corpus : agriculture durable, agroécologie, agriculture écologiquement intensive….


Elle représente les 100 termes les plus présents dans les 5400 références qui répondent à la requête "sustainable agriculture"  OR "agroecology" OR "ecologically intensive" sur Scopus.

Cette carte est un petit peu plus difficile à analyser car le sol y est moins présent et moins organisé en sujet de préoccupation que sur d’autres cartes. Ceci est compréhensible car les autres corpus s’intéressent à des modes d’agriculture structurés autour de pratiques bien définies (l’absence d’intrants pour l’agriculture biologique, le retrait du labour pour le semis direct…) ce qui n’est pas le cas pour ce corpus qui regroupe les articles portant sur des systèmes, certes alternatifs, mais qui recouvrent des réalités plus variées. Le sol et son champ lexical sont tout de même bien présents (soil erosion, soil management, soil fertility…).

Mais c’est au niveau de l’organisation des termes que l’on se rend compte que le sol est ici moins formalisé comme sujet de préoccupation. Les nœuds de cluster sont moins bien définis et centrés sur le sol que dans d’autres corpus.

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On peut tout de même en isoler un petit (en jaune) sur le sol et l’eau, les questions d’érosion…

Un autre nœud (en orange) est lié au sol et à sa prise en compte dans l’agriculture à travers les techniques de labour, les rotations de culture…

Enfin, le sol est tout de même bien présent au sein d’un gros nœud de cluster (en vert) lié à la gestion de la terre et du sol en général. Ce nœud est intéressant car il dénote d’une approche très pragmatique du sol par la recherche (soil management, land management…)

Le sol est donc ici présent mais de manière moins évidente que sur la carte de l’agroforesterie par exemple. On déduit de la plus forte diffusion des termes concernés (ils ne sont pas concentrés en des nœuds bien distincts et denses comme sur d’autres cartes) que le sol est ici moins un sujet en soi, qu’il est moins mobilisé dans des pratiques et des préoccupations particulières.

 

Au final la recherche scientifique sur ces modèles s’intéresse beaucoup au sol mais de manière plus diffuse, ce qui fait qu’on en apprend moins sur la manière concrète dont il devient un enjeu dans ces modèles et sur la manière dont il est “construit”. Une fois de plus ce constat doit être modéré car le corpus s’intéresse à des modes agricoles variés et moins unifiés.

Carte 3 : Le semis direct et le non-labour

 

Cette carte représente ce qui intéresse les scientifiques qui se consacrent à la recherche sur le semis direct et les techniques agricoles sans labour. Les termes qui apparaissent sont les 100 expressions qui apparaissent le plus dans les 8134 références qui répondent à la requête "no tillage" OR "zero tillage" OR "non tillage" OR "no-tillage" OR "no-till" OR "no till" OR "conservation agriculture" OR “direct planting" sur Scopus, une base de données scientifique de référence.

Premier constat sur cette carte, les termes que l’on peut relier à une science du sol sont omniprésents. Le champ lexical du sol comme support en agriculture est extrêmement représenté, nous pouvons donc constater à quel point le sol est LE sujet majeur de préoccupation pour les scientifiques dans ce domaine.

 

La répartition de tous ces termes sur la carte nous en apprend de plus beaucoup sur la manière dont le sol est précisément pris en compte dans les recherches sur ce domaine, sur la manière dont il est un enjeu :

Tout un nœud de cluster très important est dédié à la vie dans le sol (en rouge). Ceci est relativement nouveau puisque la seule mention qui est faite à une vie dans le sol dans les autres cartes était à travers le terme « soil organic matter ». Ici la vie du sol prend une ampleur nouvelle avec plus d’une dizaine de termes dédiés. Ceci est essentiel et nous montre que les recherches sur le semis direct font de la vie dans le sol une priorité. Le sol et ses habitants sont ici pour la première fois érigés en enjeu formel.

On a également un nœud (en violet) sur la structure physique du sol, où l’on retrouve une fois de plus le thème de l’eau. Dans ce nœud se trouvent aussi des termes qui dénotent d’un intérêt certain pour la consistance du sol, sa structure concrète...

Deux autre gros nœuds (en vert clair et bleu clair) concentrent nombre de termes sur le sol mais ont une unité thématique moins sensible. On trouve notamment différents termes descriptifs de différents types de labours et des termes sur des sujets présents dans les autres cartes sur l’érosion, la fertilité… Ces deux gros nœuds montrent que le sol est vraiment omniprésent dans la recherche sur le non-labour et que les enjeux présents sur toutes les autres cartes sont bien représentés ici.

Ce qu’il faut retenir de cette carte, c’est que le sol est ici plus représenté qu’ailleurs. Il faut aussi se rappeler que pour la première fois la vie dans le sol apparaît comme sujet réellement structuré. Ceci caractérise très fortement les recherches sur le semis direct : le sol y est mis en avant d’une manière forte et unique.

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Carte 4 : L'agriculture biologique

 

Cette dernière carte représente ce qui intéresse les scientifiques qui se consacrent à la recherche sur l’agriculture biologique. Les termes qui apparaissent sont les 100 expressions qui apparaissent le plus dans les 4676 articles qui répondent à la requête “organic farming” or “organic agriculture” dans Scopus, une base de données scientifique de référence.

 

Cette carte donne des résultats assez surprenants. Un rapide coup d’œil vous permettra de constater que le champ lexical du sol est très peu représenté, même par rapport à la carte sur les différentes agricultures durables. L’occurrence de termes directement reliés au sol ou à sa prise en compte est très faible. Au niveau de la représentation des termes sur la carte, on a aussi une faible présence du sol comme sujet de préoccupation récurrent et défini.

 

 

On a en effet un seul nœud de cluster dédié au sol (en bleu) et qui porte sur différents aspects de la vie dans le sol à ses caractéristiques physiques et biologiques.

 

 

On n’a pas comme en agroforesterie ou en semis direct de nœuds dédiés à des caractéristiques plus pratiques et définies du sol qui permettaient de comprendre de quelle manière le sol devenait un enjeu (vie du sol pour le semis direct, lutte contre l’érosion pour l’agroforesterie…).

Cette carte est en fait celle où le sol est le moins bien représenté et surtout le moins bien constitué en tant que sujet à travers des nœuds bien définis. On constate en fait que les recherches sur l’agriculture biologique ne font du sol qu’un traitement assez superficiel et général (d’où la présence d’un seul nœud regroupant des sujets divers).

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On remarquera de plus que des sujets comme le "management" des insectes sans pesticides (nœud de cluster orange) sont très représentés au détriment du sol ce qui laisse penser qu’il n’est pas une priorité (en tous cas pas un sujet en soi) pour les recherches sur l’agriculture biologique.

Synthèse

 

L’analyse de ces quatre cartes nous permet de tirer un certain nombre d’hypothèses sur la manière dont chaque modèle fait du sol un enjeu et quels sont les aspects du sol présents dans les recherches sur chaque modèle :

  • L’agroforesterie et le non-labour sont les modèles dont les recherches s’intéressent le plus au sol et qui le font de la manière la plus complète. Le sol est ici un enjeu majeur et structurant, on en déduira que ce sont ces modèles qui invoqueront le plus le sol dans la construction de leurs identités.
  • L’agroforesterie s’intéresse tout particulièrement à la structure des sols, à leur bon état "physique", à leur durabilité.
     
  • Il est très intéressant de constater que la vie dans le sol ne fait son arrivée que dans le corpus du non-labour avec les termes "soil microbial" et "soil microbial mass" ! C’est quelque chose de très intéressant et qui montre bien que le non-labour est a priori le mouvement qui s’intéresse au sol de la manière la plus aboutie et qui fait de la vie dans le sol un enjeu différenciant.
     
  • Dans le corpus sur les agricultures durables, la prise en compte du sol est présente mais de manière moins concrète et technique. On voit bien que le sol est présent en tant que sujet important mais que ces modèles, par définition moins définis que les autres, le traduisent moins en techniques et en applications directes.
     
  • Enfin le corpus concernant l’agriculture biologique vient lui aussi confirmer le fait que l’agriculture biologique valorise surtout le sol comme élément important dans une optique de « plus de nature », il est d’ailleurs intéressant de noter que la vie du sol est présente dans le peu de termes présents ! En revanche, la prise en compte est moins technique et bien définie, le sol est a priori moins constructeur d’identité ici.

Maintenant que l’éclairage particulier de la scientométrie vous en a appris plus sur la manière dont le sol est présent dans la recherche sur chaque modèle, nous allons nous pencher plus précisément sur chaque modèle et tenter de comprendre très concrètement quel sol est construit dans chaque “chapelle”, comment il est récupéré en tant qu’enjeu pour chaque mode de culture.