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L'agriculture biologique
 

A ce stade du récit, vous avez vu comment l'agriculture de conservation avait fait des sols son cheval de bataille et l'avait amené au centre de son argumentation pour la légitimité environnementale. A "l'opposé", l'agriculture biologique développe un système cohérent qui prend en compte le respect du sol sans en faire sa grande priorité et dit vouloir aller "au-delà du sol".

 

Nous allons voir dans cette étape du récit de quoi est faite l'identité de l'agriculture biologique et tenterons de comprendre si comme l'agriculture de conservation, elle a "construit" un sol nouveau pour arriver à la légitimité environnementale.

Un système globalisant sans intrants de synthèse : l’autre grand retrait

Entre 2011 et 2012, c'est 1% des terres cultivables françaises qui ont effectué la transition du conventionnel à l'agriculture biologique, un succès qui s'explique par ce facteur économique. Le label et l'avantage de prix qu'il procure rémunèrent l'éventuelle baisse de rendement et l'augmentation des coûts de production- surtout de main d'oeuvre.

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Aux origines : une philosophie de l'agriculture biologique

L'agriculture biologique est née progressivement du travail d'agriculteurs-innovateurs à partir des années 1960. Elle s'est développée en réaction à l'industrialisation agricole précédemment décrite. Le grand élément de retrait autour duquel ses pratiques se construisent est l'abandon de l'utilisation des intrants de synthèse.

 

Son objectif déclaré était de parvenir à créer un système de production qui serait en harmonie avec la nature, produirait des aliments sains et resterait une agriculture paysanne. De nombreux moyens ont été mis en place pour y parvenir, en particulier le retrait de tous les intrants de synthèse, mais aussi l'interdiction des OGM etc.

 

Dans les années 1970 des cahiers de charges concurrents se mettent en place, qui se réclament tous de cette logique. Une pratique unifiée est reconnue institutionnellement en 1980, sous le nom d'Agriculture Biologique. Pour ses partisans, il s'agit de la démarche la plus aboutie en termes de protection d'environnement, de biodiversité … bref la plus durable.

 

Le label, clé de succès économique

Le succès de cette agriculture biologique unifiée s'explique par la mise en place du label AB, qui comprend un cahier des charges fixe et contrôlé. Ce label est à l'origine de l'essor de l'agriculture biologique. Le respect du cahier des charges conditionne le droit d'utilisation du label qui garantit l'accès à des subventions et à des marchés de consommateurs de plus en plus avides de produits biologiques. Le non respect d'un élément de ce cahier exclut le producteur de l'utilisation du label AB et le prive de la valorisation économique de ses pratiques plus "environnementales".

Si ce succès est bénéfique aux consommateurs comme aux producteurs, il incite des agriculteurs toujours plus nombreux à se convertir en AB pour saisir l'opportunité de ce marché juteux. On voit ainsi des agriculteurs accusés d'être "bio-opportunistes" car accusés de venir après coup, et de profiter des luttes des « vrai bio », sans avoir mené une réflexion environnementale derrière. "Les vrais bio", les pionniers se trouvent dépourvus de leur identité très marquée et se voient fondre dans la masse de tous les producteurs : ils deviennent mainstream. Cet enjeu d'identité n'est pas à négliger.

 

Est souvent dénoncée la création d'une double identité entre de vrais bio qui se soucieraient de leurs sols dans une réflexion poussée sur leurs écosystèmes et les « opportunistes » qui se contenteraient du cahier des charges du label AB.

Le sol dans les pratiques de l'agriculture biologique

L'agriculture biologique se constitue donc en tant que système de pratiques autour d'un label. Dans ses discours, l'accent est peu mis sur les sols, ni même sur les bienfaits de ces pratiques sur le sol. L'argumentation et l'identité de l'agriculture biologique sont polarisées autour de son cahier des charges, caractérisé principalement par l'obligation de l'abandon des intrants de synthèse. Ceci est compréhensible car il s'agit d'un retrait très bien défini, symbolique et qui s'intègre très bien à un discours environnemental efficace (un discours diabolisant des "produits chimiques" est systématiquement efficace).

 

Pourtant, les rotations des cultures, la culture d'engrais verts, le recours aux intrants non synthètiques, le recyclage et le compostage sont des techniques qui permettent de fait de travailler son sol en le respectant. Le retrait des pesticides et intrants de synthèse, et leur remplacement par les produits naturels qui ne sont pas selon les agriculteurs en AB polluants pour les sols, constitue de facto une prise en compte des sols et une attention portée à leur santé.

 

De plus, l'un des objectifs déterminés par le cahier des charges de l'agriculture biologique est le maintien ou l'augmentation de la fertilité du sol. Cet objectif est déclaré à plusieurs reprises, néanmoins, il est peu fréquent dans les discours des acteurs de l'agriculture biologique. La production viticole en agriculture biologique est l'exemple où le sol apparait le plus fortement comme argument de discours. En effet, dans la production de vin, la prise en compte du sol est appréciée et valorisée dans le produit final- le vin qui est l'expression de son terroir. Plus un sol est respecté, en bonne santé, meilleur le vin sera, comme n'hésite pas à le rappeler Philippe Cesbron dans la vidéo qui suit.

 

Enfin, toute une réflexion sur les Techniques sans Labour a été menée par l'ITAB (Institut technique de l'agriculture biologique) et de nombreux agriculteurs avec l'objectif de diminuer l'impact écologique de l'agriculture biologique à travers ses émissions de CO2. En effet, son utilisation de tracteurs dans le labour qu'elle n'a pas abandonné lui vaut de sévères reproches quant à son bilan carbone. La préoccupation n'est ici pas directement portée sur le sol mais un abandon du labour pour des raisons autres aurait de fait des répercussions sur le traitement que l'Agriculture Biologique fait du sol. Néanmoins les réflexions sur les TSL en agriculture biologique sont partiellement limitées par l'impasse du glyphosate, le fameux herbicide de synthèse indispensable à l'abandon total du labour mais interdit par le cahier des charges de l'agriculture biologique, l'utilisation de tout intrant de synthèse entraînant une non-éligibilité au label AB.


Le sol n'est donc pas un élément au centre des discours argumentatifs de l'agriculture biologique mais il n'est pas absent de ses pratiques, qui le prennent effectivement en compte.

Si les agriculteurs en agriculture biologique ne fondent pas leurs discours sur les sols, ceux-ci sont de fait inclus dans un système de pratiques qui vise la durabilité de la production agricole à travers l'abandon des intrants de synthèse, qui ont pour conséquence une prise en compte effective des sols. Le sol fait partie d'un agrosystème vivant, que l'agriculture biologique veut respecter en rendant ses pratiques soutenables.

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La capacité d'institutionnaliser et standardiser un certain nombre de pratiques sous un logo dans un système unifié ont permis l'essor de l'agriculture biologique. Son système répond à la fois aux pressions sociétales et à la demande des consommateurs, et procure une claire identité et valorisation à l'agriculteur qui se convertit en bio.

 

L'observation des pratiques et des discours de l'agriculture biologique permet d'apporter un éclairage nouveau à notre étude de la lutte environnementale. On y constate que le sol est une construction en ce que des pratiques qui prennent en compte le sol ne sont pas revendiquées comme telles. Les agriculteurs biologiques ne se construisent pas autour d'un retrait du labour, pourtant beaucoup tendent à adopter une réduction de leur travail du sol afin d'améliorer leur bilan carbone. Ils ne font pas du ver de terre un symbole de légitimité mais favorisent la prolifération de certains d'entre eux en limitant la quantité d'intrants !

On est en fait dans un cas qui montre très bien que les tensions qui existent dans cette lutte environnementale entre les différentes "chapelles" ne tiennent pas sur le terrain. Elles servent à construire des identités, des sentiments d'appartenance mais opposent des modèles qui en plus d'avoir des préoccupations voisines ont des pratiques aux conséquences similaires.


Le sol se trouve au centre de ce paradoxe. Alors qu'il subit des traitements parfois voisins dans l'agriculture de conservation ou l'agriculture biologique, il est construit comme un enjeu totalement différent entre ces deux groupes et si on écoute leurs deux discours on a l'impression qu'ils parlent d'un enjeu totalement différent. Ceci nous montre de la manière la plus éloquente qui soit que le sol est construit par ces différents acteurs.

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