20 /

La "nature" au centre des débats
 

 

La dernière étape de ce long récit sera plus philosophique, nous essaierons d'amener une réflexion assez générale sur la notion de nature et de "retrait" ["6 / La lutte environnementale"] en agriculture.

 

A ce point, vous êtes devenus des experts du sol, vous savez la manière dont il s'est retrouvé acteur au centre de luttes, d'argumentations. Vous savez que chaque modèle a "construit" son sol en fonction de sa place dans la lutte pour la meilleure légitimité environnementale.

 

Vous avez sans aucun doute remarqué que les débats autour de ce sol s'articulaient souvent autour de l'idée de "retraits", de "retours". Ceci est en grande partie du à la manière dont sont nés les modèles agricoles qui nous ont intéressé ici. Ils se sont bâtis en opposition avec une agriculture dénigrée pour ses excès (excès de labour, excès dans l'utilisation des intrants...) et ont donc organisé leurs argumentations autour de l'idée de retrait, de retour en arrière. Le sol a souvent été au centre de ces retours en arrière :

  • En agriculture de conservation, la chose est évidente, on se concentre sur l'arrêt du labour, sur la haine envers les tracteurs, les charrues qui symbolisent une agriculture machiniste, excessive. On favorise de plus la vie dans le sol, on veut "remettre plus de vie dans le sol" à travers la présence de vers de terre, de micro-organismes. Le retrait des machines et du travail du sol a pour vocation de "redonner sa place à la nature".
     
  • En  agriculture biologique, on veut respecter l'ensemble de l'écosystème et de ses dynamiques naturelles en ne rajoutant aucun intrant de synthèse, donc en ne perturbant pas par des "produits chimiques" la nature et le sol.
     
  • D'une manière générale, tous ces mouvements se sont bâtis proches du mythe du retour à une "agriculture paysanne", à une agriculture ancestrale et positive, celle d'avant la chimie et les tracteurs, qui était plus "proche de la nature".

Philippe Guichard, agriculteur biologique s'inscrit dans cette mouvance mais Stéphane de Tourdonnet nuance cette position :

Les débats qui nous ont occupé jusque là faisaient du sol un moyen de rapprocher l'agriculture de la "nature". Mais quelle est exactement cette "nature" dont se réclament les modèles agricoles alternatifs ?

Frédéric Goulet confirme ceci en affirmant que les agriculteurs qui sont engagés en agriculture de conservation se rattachent à un retour à la nature mais sont parmi les agriculteurs les mieux équipés, les mieux organisés les plus techniquement avancés.

 

>

Le discours de Stéphane de Tourdonnet nous permet en fait de mettre le doigt sur un véritable paradoxe. Beaucoup d'agriculteurs s'inscrivent dans une rhétorique de retour en arrière mais il ne s'agit au fond que d'un discours. Ceci est particulièrement vrai pour l'agriculture de conservation. Si nous avons vu que le retrait du labour pouvait s'inscrire dans un discours de retour à la nature avec l'importance accordée aux plantes de couverture, aux vers de terre, la pratique ne se fait jamais sans des innovations extrêmement poussées et très loin de la "nature" revendiquée. Ce sont d'ailleurs ces innovations qui vont être mises en invisibilité car elles ne s'accordent que peu avec les discours.

 

On constate en fait que le discours de nombreux acteurs sur le retour à la nature, sur le retour à des temps anciens et meilleurs ne s'accorde pas à la pratique. Quel que soit le modèle agricole promu, quel que soit son retrait structurant, ils nécessitent tous des innovations à travers la mise en place d'objets techniques avancés.

 

La nature mythologique qui est au centre des discours est en fait un artefact, une invention d'individus modernes (au sens de Bruno Latour, Nous n'avons jamais été modernes) qui usent d'une vision sans réalité concrète de la nature pour bâtir des discours solides et qui connaissent un large écho dans une population sensible à ces idées naïves d'une nature parfaite située hors de l'homme.

 

 

Vers une agriculture savante et technique

Cette vision de la nature comme entité externe et vers laquelle il faudrait ramener l'agriculture à grands coups de retraits est malmenée car de plus en plus de monde s'accorde pour affirmer que l'agriculture du futur sera savante.

 

Cette  revendication de technicité s'intègre bien dans la nécessité de revaloriser le rôle et les savoirs de l'agriculteur comme nous l'avons vu à l'étape précédente de ce récit. Plutôt qu'un retour à une nature imaginaire à travers l'abandon d'objets, de plus en plus d'acteurs affirment qu'une agriculture pérenne ne pourra se faire qu'à travers des innovations toujours plus techniques et un niveau de qualification élevé chez des agriculteurs valorisés.

 

 

L'une des pistes pour cette agriculture savante concerne le sol : il s'agit des techniques de mycorhization. Les mycorhizes sont des symbioses entre les racines des plantes et certains champignons microscopiques présents dans le sol. Pour faire très simple, l'association entre ces champignons et les racines des plantes est bénéfique aux deux parties puisque les champignons aident la plante à fixer les nutriments et l'eau du sol et les plantes leur apportent les bienfaits de la photosynthèse. D'où un accroissement de la fertilité du sol puisque la plante profite mieux de ses ressources, favorisant ainsi sa croissance.


Ce type d'associations est de plus en plus étudié en France, notamment sous l'impulsion de Daniel Wipf, chercheur dans ce domaine à l'UMR Agroécologie de l'INRA de Dijon. Il s'agit de phénomènes très intéressants car très techniques mais applicables à l'agriculture : des entreprises existent déjà qui proposent des "inoculum", à savoir des substances qui contiennent les champignons mycorhyziens adaptés à un type de culture et qui vont permettre de favoriser les symbioses décrites ci-dessus.

 

 

Dans ce cas là on est très loin du retour à la nature, on est plutôt dans la recherche de solutions techniques durables et innovantes en ce qu'elles essaient d'intégrer des dynamiques biologiques à une production efficace.

 

>

Ce type de vision de l'agriculture, à la fois technique et performante mais penchée sur des dynamiques biologiques peu explorées connaitra sans doute un grand succès car il permettra à la fois de revaloriser le rôle de l'agriculteur à travers une reconnaissance de ses connaissances techniques mais aussi et surtout car cette technicité nouvelle pourra s'intégrer à des discours environnementaux très solides. En effet dans le cas des associations mycorhiziennes par exemple, on pourra affirmer qu'on prend en compte une dynamique "naturelle" donc que le retour à plus de nature se fait mais qu'il se fait simplement à travers une innovation extrêmement technique !

 

 

La nécessité d'une réflexion plus large sur la fertilité

Vous arrivez à la toute fin de ce long récit au cours duquel vous avez suivi l'arrivée du sol dans une sévère lutte environnementale, vous l'avez vu devenir argument de légitimité écologique, ciment identitaire... Vous avez découvert que le rôle qu'on lui donnait effectivement dans les pratiques agricoles était à la base de véritables tensions entre agriculteurs et scientifiques et que la validation des bienfaits environnementaux des pratiques nouvelles que son émergence avait crée appelait à une refondation de cette relation science/agriculture.

 

Avant de nous quitter, lecteur, sachez que si le sol vous a intéressé, il n'est pas au centre de tout débat sur l'agriculture et que les débats qu'il concentre ne sont qu'une petite partie des tensions qui occupent scientifiques, agriculteurs, politiques dans la recherche d'une agriculture durable écologiquement, économiquement et socialement !

 
pas de scroll