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La lutte environnementale

 

Si vous avez suivi jusque là le déroulement du récit, vous aurez compris qu’une remise en question de l’agriculture avait abouti au développement de modèles agricoles alternatifs, et que le développement de ces nouveaux modèles s’était accompagnés de l’apparition de sujets de préoccupation nouveaux dans l’agriculture et en particulier le sol.

 

Nous allons découvrir maintenant que si le sol est devenu aussi important, si les discours à son sujet se sont uniformisés, s'il est devenu nécessaire de parler du sol pour "être un bon agriculteur", c'est que le sol s'est en fait retrouvé au centre de ce qui occupe en grande partie les acteurs engagés dans ces modes de culture alternatifs : la lutte pour la meilleure légitimité environnementale.

Les modèles agricoles alternatifs ont besoin de lutter pour la reconnaissance de la meilleure légitimité environnementale. Le sol, la manière dont chacun le valorise se trouve au coeur de cette lutte et les différences d’approche du sol deviennent sujet de débat.

Vous avez compris que ces modèles s'étaient développés grâce au mécontentement face à une agriculture jugée "mauvaise pour l'environnement" et aux critiques que connurent de nombreux agriculteurs.

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Tout l'enjeu pour ces modèles qui se revendiquent différents est donc d'être reconnus comme étant la meilleure alternative possible en termes environnementaux, comme étant le modèle qui permettra la meilleure production, de la manière la plus durable possible. L'agriculture de conservation, l'agriculture biologique - ces modèles, à travers leurs pratiques différentes s'opposent et se contredisent dans la recherche de cette nouvelle agriculture.

Une lutte pour la meilleure légitimité environnementale...

Ce combat pour la légitimité est important à plus d'un titre. Il permet de confirmer des pratiques, des orientations qui ne sont pas évidentes et qui représentent souvent un véritable défi pour l'agriculteur. Mais surtout, cette reconnaissance de légitimité est importante dans la recherche d'une identité valorisante et solide pour lui.

 

Lorsqu'un agriculteur s'engage dans un nouveau mode de culture, c'est bien souvent parce que son identité a été attaquée, dévalorisée ["1 / La crise agricole"], il cherche à travers des pratiques nouvelles, un rapport à son métier renouvelé, une identité neuve, qui répond aux critiques qu'on a pu lui adresser. Il est essentiel pour lui de voir récompensés, respectés les changements qu'il entreprend et la reconnaissance de sa légitimité environnementale est à ce titre indispensable.

... au centre de laquelle on trouve le sol

Cette lutte entre modèles nous intéresse hautement car le sol se retrouve en fait en son centre ! Nous avons vu précédemment que son importance avait été consacrée dans les discours ["4 / Le sol arrive dans la société"] car sa connaissance, sa prise en compte s'intègrent souvent aux pratiques "améliorées" qui structurent les savoir faire et les identités de ces agriculteurs.

Un certain nombre de sociologues, en particulier Frédéric Goulet nous apprennent que la lutte entre ce qu'il appelle des "chapelles" (lesdits modèles agricoles) se concentre très souvent autour du retrait de certains éléments dans les pratiques agricoles.1

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Ces retraits permettent une efficacité argumentative certaine car l'agriculture contre laquelle ils se construisent est souvent critiquée pour ses excès. La légitimité environnementale se construit donc autour de la revendication de l'abandon de certains objets techniques. Toute l'identité et les pratiques de l'agriculture biologique sont concentrées autour du retrait de l'objet "intrants de synthèse", toute l'identité et les pratiques de l'agriculture de conservation sont concentrées autour du retrait de l'objet "labour".

Il est très intéressant de constater que ces différents retraits, qui structurent les discours et pratiques des modèles agricoles alternatifs vont entraîner la construction d'une approche renouvelée du sol. Le retrait ou la réduction de l'utilisation de certains objets auront une influence sur la manière dont le sol est pris en compte, valorisé...

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Qui plus est le sol se retrouve de fait au centre de débats, de tensions. Certains baseront leur légitimité environnementale sur le retrait d'un objet qui ne mobilise que peu (ou pas directement) le sol tandis que d'autres comptent sur des pratiques et des retraits qui en font un enjeu majeur.

Les débats sur la pertinence de tel ou tel retrait, le bienfondé de telle ou telle pratique mettent au final la manière dont le sol est pris en compte, la manière dont il sera fait enjeu de légitimité environnementale au premier plan.

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1. Goulet Frédéric et Vinck Dominique, "L'innovation par retrait. Contribution à une sociologie du détachement", Revue française de sociologie, 2012/2 Vol. 53, p. 195-224.

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1. Goulet Frédéric et Vinck Dominique, "L'innovation par retrait. Contribution à une sociologie du détachement", Revue française de sociologie, 2012/2 Vol. 53, p. 195-224.