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  En 2004, Cannelle, la dernière ourse de souche pyrénéenne, était abattue par un chasseur dans la vallée de l’Aspe. D’abord relaxé, René Marquèze sera finalement condamné en 2010 à verser près de 10 000 euros de dommages et intérêts à diverses associations de protection de l’environnement. Le motif invoqué ? « Destruction d’espèce protégée », une peine passible de 6 mois d’emprisonnement d’après le Code de l’environnement. Depuis 1996 et les premières réintroductions d’ours dans les Pyrénées, des mouvements sociaux ont vu s’affronter pouvoirs publics, éleveurs, syndicats, associations de défense des animaux ou chercheurs sur plusieurs terrains avec des actions qui ont pu parfois prendre une tournure violente : manifestations, destructions volontaires, manifestes, pétitions, droits de réponse, etc. Parallèlement, la réapparition des loups dans le Mercantour en 1992 a entraîné de vives tensions avec les bergers, notamment avec l’augmentation du nombre d’attaques de troupeaux. Ces tensions vont tourner autour de la de la protection qui entoure ces espèces, qui interdit de leur nuire, et qui délègue leur gestion (déplacements, protection des territoires, interdictions de chasse, indemnisations en cas d’attaque, etc.) aux fonctionnaires de l’État.

 

 

  Le système de protection – ainsi que sa définition même – est contesté sur plusieurs sites. Certains acteurs ont réfuté la validité de la classification de l’ours et du loup comme espèce protégée, arguant pour l’un le peu d’intérêt écologique de son maintien en France (d’autant plus lors de l’introduction d’ours de souche slovène), et pour l’autre son caractère proliférant et opportuniste. Sur la scène scientifique, les études sur les espèces vont être vivement contestées, leurs résultats tantôt décrédibilisés par certains, tantôt réutilisés par d’autres pour affirmer leurs positions. D’autres acteurs, proche du monde agropastoral, ont critiqué l’apathie du gouvernement quant à la protection des éleveurs et au manque de prise en charge autre que financière (dommages psychologiques des attaques, impact à long terme sur les cheptels, etc.). Ailleurs, certaines associations de défense des animaux ont attaqué l’attitude des éleveurs, en opposant leur « intérêt corporatiste » à un prétendu « intérêt général » que représenterait le maintien de l’ours et du loup en France. D’autres associations, d’éleveurs cette fois-ci, ont parlé de « laissé pour compte », « d’abandon » pour qualifier le sentiment général du monde agro-pastoral face à un grand prédateur avec qui ils seraient forcés de cohabiter.

 

 

  Ces luttes ont pris plusieurs formes. Sur le terrain des études, des droits de réponses sans fin ont vu s’affronter divers experts sur les méthodologies employées pour le monitoring, sur leur « partialité », ou même sur les intérêts pécuniaires qui se cacheraient derrière le maintien de la protection. En avril 2006, la mairie d’Arbas, dans la Haute-Garonne, était prise à partie : jets de sang sur les murs, bris de glace et pétards. Une statue représentant un ours est alors brûlée devant l’hôtel de ville pour représenter l’opposition à l’introduction de cinq ours dans la région. Certains médias parleront de « véritable saccage ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

     

 

 

 

 

Plus récemment, en juillet 2013, une soixantaine d’éleveurs de l’Ariège ont mené une battue d’effarouchement afin d’éloigner les ours des estives, quelques mois avant que le Muséum d’histoire naturelle de Toulouse n’inaugure son exposition « Ours, mythes et réalité ». À Gap, le 8 novembre 2013, c’est devant la Société Alpine de Protection de la Nature que sont jetés des cadavres de brebis dévorées par des loups. En janvier dernier, José Bové lançait dans Le Dauphiné : « On a écrit de belles histoires, façon Kevin Costner. Mais ici, nous ne sommes ni dans le Grand nord, ni dans les plaines de l’Ouest américain. Il n’y a pas assez de place pour le loup ».

Une première lecture de ces affrontements, notamment à travers la lunette des médias, nous donne à voir une tension forte, un clivage entre deux groupes d’acteurs apparemment opposés : d’un côté les défenseurs des animaux, écologistes, les « pro » ; de l’autre les éleveurs, le monde agro-pastoral, bien souvent soutenus par les élus locaux, les « anti ». Entre les deux se situeraient les pouvoirs publics, représentants de « l’intérêt général »; et les scientifiques, producteurs de « savoirs objectifs ». Cette opposition serait finalement celle qui distinguerait un « intérêt général » et surdéterminant (la biodiversité, l’environnement) d’intérêts particuliers, corporatistes (les éleveurs et leur cheptel).

 

 

   En nous attachant à représenter les réflexions des acteurs, leurs problématiques, leurs mobilisations ainsi que leurs prises de positions, cette enquête tentera de mettre en avant la complexité et un paysage argumentatif bien plus riche que ne le laisse entendre le cadrage médiatique. Ce paysage s’éloigne de l’apparent clivage entre « intérêt général » et « intérêt particulier », entre « pro » et « anti », et souligne comment cette dichotomie est construite et n’a rien de naturel. Pour ce faire, nous interrogerons à la fois la notion d’intérêt et d’enjeux, sa constitution en problème (public), ainsi que la notion même de protection : pourquoi protège-t-ton une espèce ? Qu’est-ce que cela implique ? Quels enjeux soulève-t-elle ? Pourquoi et comment la protection des espèces est construite, à un moment donné, en intérêt général et universel ? Cette universalité tient-elle en situation ?

 

 

  Pour mettre en lumière la complexité d’un tel sujet, nous avons choisi deux cas d’étude qui cristallisent selon nous la plupart des tensions autour de la protection des espèces en France : l’ours brun (Ursus arctos) et le loup gris (Canis lupus). Alors que ces deux espèces sont juridiquement « protégées » – à la fois au niveau national et supranational –, nous verrons que le traitement différent dont elles bénéficient n’est pas la seule conséquence de données zoo-écologiques, qui ne sont qu’une composante parmi d’autre dans le statut de la protection. Ces statuts sont aussi le résultat d’une conjoncture d’intérêts politiques et économiques différents, de représentations distinctes – qui vont parfois chercher dans la mythologie même de ces animaux – et de conceptions du sauvage et du territoire qui varient dans le temps et dans l’espace. Cet agencement complexe définit des configurations que nous tacherons de dénouer, et qui laissent entrevoir, in fine, des politiques distinctes de la nature.

 

quand    l'ours    crie   au   loup

qu'est-ce qu'une espece protegee? 

Et pourquoi protege-t'on une espece?

Mairie d'Arbas, avril 2006