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 La question  du  

sauvage 

La catégorie dans laquelle on place un animal dit donc son traitement. Or cette catégorisation n’est pas seulement le résultat de données zoo-écologiques (habitat, biodiversité, patrimoine génétique). Pour Sophie Bobbé, anthropologue de la nature au Centre Edgar Morin de l’EHESS, nous serions à une époque où il faudrait réinterroger les catégories de « sauvage » et de « domestique ». Avec l’émergence de  nouvelles catégories socioprofessionnelles à partir des années 1970 (ce qu’André Micoud appelait les zoo-éco-techniciens), la notion de sauvage s’est transformée : « Ce sont devenus des animaux individualisés, connus physiologiquement, nominativement, bénéficiant d’un traitement anthropomorphisé et très loin de ce que l’on considérait comme sauvage auparavant ». La catégorie moderne de « sauvage » aurait donc muté vers de nouvelles conceptions et qui n’ont de sauvage que l’aire de répartition, et non plus vraiment les modes de gestion. Le sauvage d’aujourd’hui est prévisible, ce sont selon Bobbé des animaux tenus en « laisse électronique virtuelle », dont on est capable de prédire les moindres faits et gestes.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Là où le bat blesse, c’est donc lorsque se créé ce décalage entre des catégories coutumières, vernaculaires du sauvage – un sauvage « à repousser », à chasser en cas de nécessité, mais dont la gestion demeure locale – et des catégories juridiques qui imposent une gestion délocalisée de ces animaux

« Avant, nous étions dans un sauvage qui était soit du côté du nuisible (à éradiquer), soit du cynégétique (à réguler, voire même à consommer). À partir du moment où se sont développées, dans la catégorie du sauvage, des espèces protégées, donc intouchables par ceux qui avaient le droit auparavant d’y toucher (les locaux, ceux qui vivent sur le territoire), et que gestion de ces espèces a été confiée à un corps de l’État, on s’est retrouvé avec séparation entre sauvage accordée à gestion locale et sauvage qu’ils n’avaient plus le droit de toucher. C’est à ce moment qu’est apparue dichotomie grande entre savoir vernaculaire des populations locales (piégeage, chasse) et un sauvage intouchable. » 

Dans cette logique, ce sauvage protégé a servi à dire que l’espace dans lequel il vivait, la nature, était « de qualité ». La labellisation des produits a utilisé l’image de ces espèces protégées. L’animal sauvage a servi à patrimonialiser le territoire et à en montrer la valeur, la qualité intrinsèque. « Le fossé s’est créé avec un sauvage, non pas du côté de l’animal « à repousser », mais du côté du patrimoine, donc de grande valeur ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ce qui différencie le traitement du loup et de l’ours ne reposerait donc pas uniquement sur des données zoo-écologiques (mode d’occupation du territoire, reproduction, taille des populations, etc.), mais sur les représentations différentes liées à ces deux espèces. « Le traitement du loup est collectif, c’est celui de la meute, alors que l’ours est beaucoup plus individualisé. La question centrale pour le loup est celle du non prédictif. Au contraire de l’ours ou du lynx où on sait exactement où il est, ce qu’il fait. Or loup n’est pas traçable, c’est un sauvage non prédictif. Il est donc encore tiré en arrière par cette ancienne acception du sauvage, plus proche des conceptions vernaculaires ou locales ». À l’inverse, l’ours, bien que sauvage comme le loup, est plus prévisible, plus « gérable ». Cette gestion est également liée à un ensemble d’attributs anthropomorphiques qui le rapproche d’autant plus de l’homme : nom de baptême, parrains, marraines, etc.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Pour un éleveur, ce qui est insupportable, c’est donc un traitement du sauvage géré, « car s’il est géré, pourquoi ne font-ils pas ce qu’il faut pour nous en protéger complètement ? Et puisqu’il est géré il y a un responsable, et c’est le gestionnaire, donc l’État, ou en tout cas ceux qui lui ont attribué le statut protégé. Et puisqu’il est protégé, analysé, bichonné, pourquoi ne nous en protège-t-on pas ? C’est assez légitime comme question ». Cette situation créée donc des cas aberrations où, par exemple, sur un même territoire, des éleveurs sont payés pour préserver et reproduire des races rustiques, donc classées et protégées, et des loups qui, eux aussi protégés, cohabitent et chassent ces mêmes espèces.

                « Comment gère-t-on ces deux niveaux de protection ? La question reste ouverte ».

Sophie BobbE est une anthropologue, qui étudie principalement l’anthropologie de la nature. Elle est chercheuse associée au centre Edgar Morin et Membre du CNPN (Conseil National de Protection de la Nature) au Ministère de l’environnement. Dès 1985, elle commence à travailler sur les problématiques liées aux grands prédateurs, ours et loups en particulier. Elle a publié de nombreux articles à ce sujet, en s’intéressant particulièrement à l’évolution de la relation des hommes au sauvage.