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La réalité au delà des discours
 

 

Les processus identitaires présentés précédemment, le développement de concepts “flous” pour pouvoir s’y intégrer pourraient vous faire penser que le monde agricole est définitivement organisé en “chapelles”, peuplé “d’agriculteurs tribuns” retranchés derrière leurs modèles de production. Nous allons modérer ici cette approche en voyant qu'un agriculteur, avant d'être un individu engagé dans des pratiques environnementales est un acteur économique, dont la pratique localisée s'inscrit dans une économie de marché.

 

 

Au-delà des constructions identitaires, pressions économiques et aléa local forment un obstacle à l’avènement d’un modèle alternatif en particulier.

Les producteurs sont soumis à des mécanismes de prix, de coût, de qualité et de retour sur investissement etc. Ces impératifs économiques prennent une part importante dans les décisions quotidiennes, et surtout dans le cas de changements fondamentaux des pratiques. La recherche d’avantages de coût et de prix n’était d’ailleurs pas absente des précédentes analyses : le non-labour représente une économie substantielle, le label AB une belle création de valeur...

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La contrainte économique, l’impératif de résultat : des limitations au discours environnemental

Il ne faut pas oublier que quelle que soit l'identité revendiquée du producteur- agriculture biologique, agriculture raisonnée ou agriculture de conservation- sa fonction est de nourrir une population en vendant un produit. Le résultat de production doit passer avant le bienfait de la pratique et la récolte doit être préservée afin d’être mise en vente sur le marché. L’attitude d’agriculteurs très pragmatiques comme Baptiste Billot ["12 / Les concepts à succès"] est éloquente face à ces impératifs.

 

Dans une même logique, la recherche de l’optimisation des coûts peut mener à des pratiques plus environnementales. L’utilisation d’intrants est en effet onéreuse et une limitation de leur consommation est un avantage non négligeable pour l’agriculteur. Il n'est pas rare que pour un agriculteur, la baisse des frais soit la motivation première pour diminuer l'utilisation d'intrants ou produits de traitement. Des motivations économiques ont dans ce cas la possibilité d’être intégrées à des pratiques et des attitudes “environnementales”.

 

A l'inverse, si la motivation de départ peut être le souci environnemental, l'agriculteur doit faire face à différents facteurs économiques au moment de décider de produire en bio par exemple. L’avantage prix amené par le label rémunèrera-t-il suffisamment l'augmentation de ses coûts ? Trouvera-t-il le marché pour la vente de ses produits désormais en bio ?


Ce qui peut sembler être une simple guerre “d’idéologie environnementale” autour du sol, est en réalité minée de réalités et pressions de rendement et de rentabilité.

 

 

Ce besoin d'efficacité au-delà des luttes identitaires se retrouve dans le discours d'acteurs moins engagés dans l'argumentation. Ainsi Jacques Burel, dirigeant de Sulky, une entreprise de machines agricoles affirme ne pas trouver pertinente une réflexion en termes de "chapelles", "d'écoles". Pour lui, l'efficacité d'un modèle n'est absolument pas à mesurer en fonction de la solidité de son argumentation mais en fonction de l'efficacité du mode de culture qu'il promeut. Il vend du matériel adapté au semis direct depuis une trentaine d'années mais ne fait pas du tout du succès du discours environnemental attaché à cette pratique un argument de vente. Pour lui, le développement de ce modèle, son succès sont dus à ses seuls rendements et au succès économique de ses acteurs et absolument pas à la vision "vendeuse" du sol qu'il a su construire.

 

En agriculture, point de panacée : le facteur local

 

L'agriculture doit par ailleurs se construire en fonction des particularités locales de chaque terroir. Le potentiel de fertilité des sols, la taille des exploitations ainsi que le type de productions varient d'un endroit à un autre. La qualité des sols peut aussi changer entre les parcelles d'une même exploitation en raison de leur historique ou de profils différents. Pour un agriculteur, le choix du mode de production est de fait freiné par des aléas qu'il ne peut maîtriser.

 

Aucune des pratiques alternatives qui se revendiquent être les plus largement positives écologiquement n'est universellement applicable. Un modèle qui serait en mesure de prendre en compte les besoins particuliers de chaque production est une utopie. Stéphane de Tourdonnet le résume bien en projetant une voie d'avenir pour notre agriculture :

 

"Une juxtaposition, une coordination de différents modèles techniques voir socioéconomiques, et il n'y aura pas un modèle dominant qui va permettre de satisfaire tous les enjeux de l'agriculture aujourd'hui."

 

Les pressions économiques et les contraintes locales amènent une grosse limite aux discours trés bien définis des différents modèles. Leur constitution en "chapelles" est d'ailleurs très souvent critiquée car si nous avons déjà vu que les oppositions ne tenaient pas nécessairement sur le terrain (lien vers C2E5), ces considérations économiques et pragmatiques viennent encore mettre en cause les frontières bâties entre ces modèles.


Concernant le sol, ces réflexions viennent rappeler que celui-ci est bien un enjeu construit par les acteurs car les impératifs économiques et locaux peuvent primer sur l'affirmation de sa prise en compte. Quand bien même un agriculteur aurait la volonté de mettre en avant tel ou tel sol, la vision qu'il en a et qu'il revendique reste très dépendante de ses possibilités de production, du profil de ses terres...

 

 

Il est clair qu'aucun des modèles actuellement constitués et que vous connaissez désormais ne peut prétendre actuellement être LA solution adaptée aux besoins pressants et différents des agriculteurs. Ceci ne rend la lutte entre ces modèles que plus complexe et complique les stratégies que leurs défenseurs doivent mettre en place.

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Vous allez découvrir dans la dernière partie de ce récit les tensions créées par ce combat écologique que vous connaissez désormais. Vous verrez que ces oppositions de pratiques, d'identités font émerger une relation ambigue avec la recherche scientifique et obligent les agriculteurs à se développer de manière innovante.

 

 

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